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Spécial rentrée littéraire 1/2
illustration : julia lamoureux |
jerome Bonnet/modds |
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la Mer à l’enverS
Roman
Marie DarrieuSSecq
Parisienne typique, Rose ouvre les yeux lorsqu’elle croise le destin de Younès,
jeune Nigérien naufragé en Méditerranée. Son univers change et le nôtre avec.
La romancière franco-camerounaise
Léonora Miano ne manque pas d’hu-
mour et d’ironie dans cette fable afro-
futuriste, où les Fulasi (les Français)
deviennent une déliquescente minori-
té, nommée les « Sinistrés ». Leur repli
sur leurs traditions, leurs rêves de
grandeur passée, leur incapacité à
s’adapter inquiètent pourtant le sage
chef d’Etat qu’est l’initié Ilunga. Nous
sommes en 2124... Ilunga vient aussi
de tomber amoureux d’une femme
rouge à l’allure guerrière autant qu’im-
périale, entr’aperçue sur une place de
la capitale, où il s’enquiert, incognito,
des réactions de la population. Boya,
puisque c’est de l’officiante de la Mai-
son des femmes qu’il s’agit, y retrouve
quotidiennement certains Sinistrés.
Professeure à l’université, elle étudie
cette communauté en faillite que le
pouvoir voudrait expulser, de peur
qu’elle mine la fédération africaine
nouvelle en réinventant la colonisa-
tion... Crainte dangereuse selon Boya,
persuadée que leur continent sera
d’autant plus fort qu’il aura réussi à in-
tégrer tous ses peuples, même les des-
cendants des colonisateurs. Et à digé-
rer ainsi cette part en lui de colonisée
qui le fit tant souffrir.
Roman de l’apaisement entre les
nations et les cultures, Rouge impéra-
trice est le plus flamboyant et roman-
tique des ouvrages politiques. Car
Boya va mettre toute son intelligence à
convaincre Ilunga, en qui elle a peu à
peu reconnu sa très sensuelle âme
sœur. Elle y parvient. Le « nous katio-
pien » doit se régénérer « dans le long
frottement des peaux et des cultures »,
décrétera bientôt Ilunga à l’Alliance
des pays qui l’a nommé chef. L’amour
change la politique et le monde dans le
conte de fées de Léonora Miano. Conte
d’esprits et d’ancêtres plutôt, omni-
présents et qui n’en finissent pas d’ai-
der les descendants dont la sagesse le
mérite. S’ils se réincarnent parfois, ils
restent tapis dans d’hallucinants terri-
toires auxquels accèdent en volant les
deux héros...
La magie règne dans le voyage ini-
tiatique auquel convie la romancière.
S’y laisser emporter commence par
l’immersion dans cette langue mélo-
pée au rythme lent et envoûtant, dans
ces mots si respectueusement choisis
— « communicateur » pour portable,
« élévateur » pour ascenseur — ou aux
mystérieuses consonances africaines.
Depuis son premier livre, L’Intérieur
u
« We can be heroes, just for one day... »,
chante David Bowie, en exergue et, dis-
crètement, en bande-son de La Mer à
l’envers, le nouveau roman de Marie
Darrieussecq. Nous pouvons être des
héros, ne serait-ce que pour un jour, ne
serait-ce qu’une fois... L’occasion s’en
offre à Rose, même si elle ne le sait pas
encore, lorsque au beau milieu de la
Méditerranée, quelques heures avant
Noël, alors qu’elle est en croisière avec
ses deux enfants, l’énorme paquebot
sur lequel elle a embarqué croise la
route d’un frêle esquif où s’entassent
des réfugiés venant d’Afrique. Les nau-
fragés embarquent sur le gros navire, et
les yeux de Rose se posent sur le visage
de Younès : « Il est très jeune, des cheveux
mouillés en boucles, un grand front un
peu cabossé. Il ressemble à son fils. » Aux
migrants, elle apporte quelques af-
faires ; à Younès, l’adolescent nigérien,
elle donne le portable de son fils Ga-
briel. Et lorsque quelques heures plus
tard les chemins de Rose et de Younès
se seront séparés, ce téléphone mobile
continuera de constituer entre eux un
lien — un attachement, technologique
autant qu’affectif.
Manipuler les stéréotypes et les cli-
chés, les désarticuler afin d’en autop-
sier les dynamiques, Marie Darrieus-
secq y a toujours pris un indéniable et
malin plaisir — et son lecteur à sa suite.
Elle s’y consacre ici en dressant de Rose,
psychologue pour enfants, mère ai-
mante et épouse de plus en plus cir-
conspecte quant à la viabilité à moyen
terme de son couple, Parisienne en
manque d’air sur le point de quitter la
ville et de déménager vers son Sud-
Ouest natal, le portrait archétypal de la
Alors que le
monde tangue,
la romancière reste
au plus près des
perceptions de
son personnage.
citadine bobo, spectatrice soucieuse
mais vélléitaire, ou maladroite, ou im-
puissante, du malheur des moins bien
lotis. Mais Rose n’est pas que bonne
conscience et impéritie. On le devine,
peu à peu : elle est sorcière malgré elle,
presque à son insu. Magicienne, dépo-
sitaire d’un don, celui d’apaiser la dou-
leur par imposition des mains. L’au-
teure se tenant d’un bout à l’autre au
plus près des perceptions sensorielles
de son personnage, on découvre égale-
ment page après page l’intelligence sin-
gulière et aiguë de l’espace, de la ma-
tière, des énergies que manifeste Rose.
Cette complexité de Rose com-
mande à celle du roman lui-même, tout
ensemble réaliste et limpide, et intime-
ment poétique et spéculatif. Où l’on
voit, en surface, une femme hésiter,
puis accepter de bousculer son quoti-
dien et ses habitudes pour sauver un
enfant qui n’est pas le sien — intrigue
sous laquelle s’insinue une réflexion in-
quiète et prégnante sur la place de l’in-
dividu dans le monde, et l’état même
de ce monde en cendres que nous livre-
rons à nos enfants. — Nathalie Crom
| Ed. P.o.L, 250 p., 18,50 €.
de la nuit (2005), Léonora Miano mul-
tiplie récits, nouvelles, essais et même
pièces de théâtre pour nous conter les
déchirures de l’identité et de la mé-
moire des peuples, la barbarie de l’es-
clavage comme de la colonisation, les
difficultés de la transmission. A 46 ans,
elle signe avec Rouge impératrice un
rêve de réconciliation. Rien à voir ap-
paremment avec l’autre Impératrice
rouge, celle de Josef von Sternberg,
qu’illuminait en 1934 Marlene Dietrich,
sanglante, blonde et pâle Catherine II
de Russie. Juste un insolent clin d’œil?
Boya la noire et rougeoyante Africaine
gouverne, elle aussi. Mais avec bonté.
Un mot qu’on n’entend plus guère
mais que réclament ici les ancêtres...
— Fabienne Pascaud
| Ed. Grasset, 608 p., 24 €.
Télérama 3632 21 / 08 / 19