Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

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C’est lié au bonheur d’être ensemble.


J’étais dans une grande joie quand j’écri-


vais ce livre, parce qu’il venait bien, et


que les personnages ne vivent qu’à tra-


vers leur parole. Ils sont dix-neuf, réunis


dans un repas de famille où j’ai voulu


que chacun s’exprime. Longtemps j’ai eu peur des dialo-


gues, dans mes livres. J’étais plutôt dans la dissection minu-


tieuse, j’écrivais enfermé au plus profond de mon chagrin,


pour essayer de comprendre ce qui se passe à l’intérieur


des êtres, des couples, des familles. Pourquoi ça se délite,


pourquoi je tremble, qu’est-ce que je n’ai pas vu à temps?


Je voulais mettre des mots sur tout ça. Et là, je viens de dé-


couvrir la puissance mystérieuse et poétique du dialogue,


qui suggère, qui effleure, qui fuse. Les choses sont dites vite,


et cette vitesse fait jaillir la vérité.


J’ai toute son œuvre dans mon bureau,


je l’adore. Mais mon maître absolu est


Ingmar Bergman. Je ne me lasse pas de


regarder Scènes de la vie conjugale, un


film monumental. Notamment cette


scène où le couple se retrouve, après s’être séparé. Il a


quelqu’un d’autre dans sa vie, elle souffre immensément


qu’il ne soit plus là. Ils se prennent dans les bras, ils se


détachent. Ils se reprennent dans les bras, ils se tapent


dessus. C’est violent. Après ce film, il n’y a plus rien à dire


sur l’impossibilité de l’amour... S’embrasser. Regarder


l’autre. Se demander ce qu’il pense au moment où vous


l’embrassez. Comment supporter autant d’intimité, autant


d’émotion? Personne ne sera capable de l’exprimer aussi


puissamment que Bergman. Pour moi, il y a quelque chose


dans l’amour qui est voué à ne pas exister. C’est trop, de


s’aimer, en fait. Quand je vis une histoire d’amour, je sais


que ça va forcément s’arrêter. Je vais dérailler, tomber en


dépression, ou devenir à moitié fou.


La première peur absolue, c’est celle de


la folie de ma mère. A 10 ans, quand je la


vois hurler, se rouler par terre, je me dis


qu’elle ne sortira plus de cet état, et


donc que je l’ai perdue à jamais. Je suis


alors pris d’une terreur physique incroyable. Plus tard, j’ai


moi-même frôlé la folie, quand j’étais bloqué dans l’écriture


du Chagrin. Je me souviens d’un déjeuner avec Bernard


Barrault, mon éditeur, mon seul ami, l’unique personne


dont je sens la bienveillance absolue. Je lui disais que j’avais


je me l’interdis absolument. Pour la première fois, je leur ai


fait lire mon livre avant parution, tout en leur précisant que


je n’en changerais pas une virgule. Je voulais simplement


qu’ils l’aiment, et à ma grande joie, ils l’ont aimé. Ces retrou-


vailles m’ont permis de refermer Le Chagrin, et de boucler


quelque chose, à mon âge déjà bien avancé. C’est tellement


con, la colère! Ça vous aveugle, ça vous obture.


L’invité L’écrivain LioneL Duroy


Il n’aime pas tondre l’herbe de son jar-


din. Il faut qu’elle soit haute, décoiffée,


avec une raie changeante, tracée par


sa fine roue de vélo. A presque 70 ans,


Lionel Duroy pédale tous les après-midi sur les routes du


mont Ventoux, un dictaphone coincé dans la chaussette, au


cas où lui viendrait une idée de phrase pour un livre en


cours. Le matin, il écrit, sous les toits de sa maison, « la plus


laide du village », précise-t-il, qu’il ne quitterait pour rien au


monde. Dans son bureau, des photos en noir et blanc at-


testent de l’angoissante extravagance de son enfance. L’une


montre une ribambelle d’enfants en tenue de marin, posant


sur le canapé à côté de leurs parents. « Regardez la tête de


mon père. Il savait qu’il ne payait pas le loyer depuis long-


temps et qu’on serait expulsés. Et il sourit devant l’objectif. » Il


parle de Toto, représentant de commerce loufoque et irres-


ponsable, assis fièrement à côté de son épouse au bord de


la démence. De nombreux lecteurs ont attendu 2010 pour


découvrir l’histoire familiale de Lionel Duroy, en lisant Le


Chagrin, autobiographie monumentale, son plus gros suc-


cès à ce jour. Mais cela fait trente ans que l’auteur raconte,


de livre en livre, les traumatismes de cette vie de famille ca-


lamiteuse, au grand dam de ses frères et sœurs, longtemps


froissés par son impudente impudeur. Jusqu’à ce que sonne


l’heure des retrouvailles, chantées dans le titre de son der-


nier livre : Nous étions nés pour être heureux...


« Quand vous souffrez intensément, il y a



Propos recueillis par Marine Landrot


Photo Olivier Metzger pour Télérama


La peur


de la folie vous


a-t-elle toujours


hanté?


On sent


l’influence


du cinéma de


Maurice Pialat...


Ce livre est plein


de dialogues.


Est-ce pour fêter


la fin des


hostilités?


Avec un sentiment inédit de légèreté. Ce


livre est le livre de ma vie. Je n’en reviens


pas qu’il ne fasse que 240 pages. Le Cha-


grin en faisait plus de 500! Je suis


presque complexé qu’il soit si court. J’ai


l’air de bâcler l’affaire, alors que pour


moi, cette affaire est primordiale. C’est


une grâce d’avoir pu renouer avec mes


frères et sœurs, qui ne me parlaient plus


depuis trente ans, à cause de ce que j’ai


révélé sur nous dans mes romans. Mais


si on se préoccupe de notions d’honneur des familles, de


honte sociale, on n’écrit pas. Je ne me suis jamais censuré,


toujours un livre pour venir à votre


rencontre et vous sauver du désespoir. »


Ce nouveau livre


célèbre


la réconciliation


avec votre famille.


Comment vit-on


l’apaisement,


quand on a


consacré


son œuvre


à la discorde?


Télérama 3632 21 / 08 / 19
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