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C’est lié au bonheur d’être ensemble.
J’étais dans une grande joie quand j’écri-
vais ce livre, parce qu’il venait bien, et
que les personnages ne vivent qu’à tra-
vers leur parole. Ils sont dix-neuf, réunis
dans un repas de famille où j’ai voulu
que chacun s’exprime. Longtemps j’ai eu peur des dialo-
gues, dans mes livres. J’étais plutôt dans la dissection minu-
tieuse, j’écrivais enfermé au plus profond de mon chagrin,
pour essayer de comprendre ce qui se passe à l’intérieur
des êtres, des couples, des familles. Pourquoi ça se délite,
pourquoi je tremble, qu’est-ce que je n’ai pas vu à temps?
Je voulais mettre des mots sur tout ça. Et là, je viens de dé-
couvrir la puissance mystérieuse et poétique du dialogue,
qui suggère, qui effleure, qui fuse. Les choses sont dites vite,
et cette vitesse fait jaillir la vérité.
J’ai toute son œuvre dans mon bureau,
je l’adore. Mais mon maître absolu est
Ingmar Bergman. Je ne me lasse pas de
regarder Scènes de la vie conjugale, un
film monumental. Notamment cette
scène où le couple se retrouve, après s’être séparé. Il a
quelqu’un d’autre dans sa vie, elle souffre immensément
qu’il ne soit plus là. Ils se prennent dans les bras, ils se
détachent. Ils se reprennent dans les bras, ils se tapent
dessus. C’est violent. Après ce film, il n’y a plus rien à dire
sur l’impossibilité de l’amour... S’embrasser. Regarder
l’autre. Se demander ce qu’il pense au moment où vous
l’embrassez. Comment supporter autant d’intimité, autant
d’émotion? Personne ne sera capable de l’exprimer aussi
puissamment que Bergman. Pour moi, il y a quelque chose
dans l’amour qui est voué à ne pas exister. C’est trop, de
s’aimer, en fait. Quand je vis une histoire d’amour, je sais
que ça va forcément s’arrêter. Je vais dérailler, tomber en
dépression, ou devenir à moitié fou.
La première peur absolue, c’est celle de
la folie de ma mère. A 10 ans, quand je la
vois hurler, se rouler par terre, je me dis
qu’elle ne sortira plus de cet état, et
donc que je l’ai perdue à jamais. Je suis
alors pris d’une terreur physique incroyable. Plus tard, j’ai
moi-même frôlé la folie, quand j’étais bloqué dans l’écriture
du Chagrin. Je me souviens d’un déjeuner avec Bernard
Barrault, mon éditeur, mon seul ami, l’unique personne
dont je sens la bienveillance absolue. Je lui disais que j’avais
je me l’interdis absolument. Pour la première fois, je leur ai
fait lire mon livre avant parution, tout en leur précisant que
je n’en changerais pas une virgule. Je voulais simplement
qu’ils l’aiment, et à ma grande joie, ils l’ont aimé. Ces retrou-
vailles m’ont permis de refermer Le Chagrin, et de boucler
quelque chose, à mon âge déjà bien avancé. C’est tellement
con, la colère! Ça vous aveugle, ça vous obture.
L’invité L’écrivain LioneL Duroy
Il n’aime pas tondre l’herbe de son jar-
din. Il faut qu’elle soit haute, décoiffée,
avec une raie changeante, tracée par
sa fine roue de vélo. A presque 70 ans,
Lionel Duroy pédale tous les après-midi sur les routes du
mont Ventoux, un dictaphone coincé dans la chaussette, au
cas où lui viendrait une idée de phrase pour un livre en
cours. Le matin, il écrit, sous les toits de sa maison, « la plus
laide du village », précise-t-il, qu’il ne quitterait pour rien au
monde. Dans son bureau, des photos en noir et blanc at-
testent de l’angoissante extravagance de son enfance. L’une
montre une ribambelle d’enfants en tenue de marin, posant
sur le canapé à côté de leurs parents. « Regardez la tête de
mon père. Il savait qu’il ne payait pas le loyer depuis long-
temps et qu’on serait expulsés. Et il sourit devant l’objectif. » Il
parle de Toto, représentant de commerce loufoque et irres-
ponsable, assis fièrement à côté de son épouse au bord de
la démence. De nombreux lecteurs ont attendu 2010 pour
découvrir l’histoire familiale de Lionel Duroy, en lisant Le
Chagrin, autobiographie monumentale, son plus gros suc-
cès à ce jour. Mais cela fait trente ans que l’auteur raconte,
de livre en livre, les traumatismes de cette vie de famille ca-
lamiteuse, au grand dam de ses frères et sœurs, longtemps
froissés par son impudente impudeur. Jusqu’à ce que sonne
l’heure des retrouvailles, chantées dans le titre de son der-
nier livre : Nous étions nés pour être heureux...
« Quand vous souffrez intensément, il y a
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Propos recueillis par Marine Landrot
Photo Olivier Metzger pour Télérama
La peur
de la folie vous
a-t-elle toujours
hanté?
On sent
l’influence
du cinéma de
Maurice Pialat...
Ce livre est plein
de dialogues.
Est-ce pour fêter
la fin des
hostilités?
Avec un sentiment inédit de légèreté. Ce
livre est le livre de ma vie. Je n’en reviens
pas qu’il ne fasse que 240 pages. Le Cha-
grin en faisait plus de 500! Je suis
presque complexé qu’il soit si court. J’ai
l’air de bâcler l’affaire, alors que pour
moi, cette affaire est primordiale. C’est
une grâce d’avoir pu renouer avec mes
frères et sœurs, qui ne me parlaient plus
depuis trente ans, à cause de ce que j’ai
révélé sur nous dans mes romans. Mais
si on se préoccupe de notions d’honneur des familles, de
honte sociale, on n’écrit pas. Je ne me suis jamais censuré,
toujours un livre pour venir à votre
rencontre et vous sauver du désespoir. »
Ce nouveau livre
célèbre
la réconciliation
avec votre famille.
Comment vit-on
l’apaisement,
quand on a
consacré
son œuvre
à la discorde?
Télérama 3632 21 / 08 / 19