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Du 24 au 30 août
MeMento/Arte 2018
Trois anciens
bras droits du
« capo » de Corleone
témoignent :
une première.
Repentis, ils vivent
désormais cachés
sous une nouvelle
identité. Page
précédente, Totò
Riina en 1993, après
son arrestation.
président du tribunal le premier, qu’il
a été arrêté dans une villa avec piscine.
Il sait que personne ne le croit, mais il
s’en moque. Ce qu’il veut exprimer,
c’est son mépris de l’Etat, de l’institu-
tion judiciaire. Il se considère au-des-
sus d’eux. Arrogance dérisoire : il pas-
sera le restant de sa vie en prison.
Pour la première fois, d’anciens bras
droits de totò Riina, « repentis » 1 de
Cosa nostra, s’expriment longuement.
Comment les avez-vous convaincus?
J’ai cherché à reconstituer cette tragé-
die avec trois types de témoignages. La
voix off d’une Palermitaine qui a vécu
et subi ces événements. Les voix de
« l’extérieur », à savoir la voix des
hommes qui ont combattu la mafia (un
magistrat, un policier). Et les voix de
« l’intérieur » : les tueurs de Riina qui,
arrêtés, ont choisi de collaborer avec
la justice italienne en échange d’un
aménagement de leur peine et de la
possibilité d’avoir une seconde vie,
sous une nouvelle identité. C’est la rai-
son pour laquelle ils apparaissent mas-
qués avec leur nom d’autrefois. On les
appelle « pentiti » (« repentis »). Je les ai
écoutés sans a priori, longuement. On
m’avait accordé un jour d’entretien
avec Anzelmo, j’en ai obtenu trois.
C’est peut-être ce souci d’établir une
relation qui les a conduits à se confier.
Chaque entretien était chronologique.
Je suis à l’école de Simenon et de la
cour d’assises : « Où êtes-vous né? »,
« Qui étaient vos parents? », « Où avez-
vous grandi? », « Quand entrez-vous
dans la Mafia? », « Quand rencontrez-
vous Riina pour la première fois? »...
Pour certains, revenir sur leur passé a
été douloureux. C’est le cas de Fran-
cesco Anzelmo, l’homme qui, sur
ordre de Riina, a tué ses deux oncles
paternels. D’autres se sont blindés
avec une logique de justification : « Si
on ne tuait pas, on était tués. » Sans
cette carapace, ils seraient fichus, ils
se suicideraient.
Leurs récits sont sidérants : les
hommes de main de Cosa nostra
torturent et tuent à la chaîne ennemis
et amis devenus rivaux, par balle,
strangulation, voiture piégée...
Entrer dans la Mafia, c’est se couper de
l’homme pour appartenir à une secte.
Marchese l’admet à sa manière : « Etran-
gler un homme, seul, c’est difficile ; à deux
ou trois, ce n’est rien. » L’homme dans la
Mafia n’existe pas. On appartient à un
groupe pour ne pas avoir à réfléchir,
pour être entraîné par le courant am-
biant. Anzelmo parle d’un lavage de
cerveau : Cosa nostra prévaut sur tout,
l’appartenance à Cosa nostra passe
avant sa propre famille de sang. Entrer
dans la Mafia, c’est « entrer en barba-
rie ». « Tuer l’autre, c’est comme écraser
une mouche. » Ce n’est que lorsqu’ils se
sentent menacés qu’ils reviennent à
l’homme. Un autre élément explique
leur cruauté : la terreur imposée par
Riina. Si tu ne tues pas, si tu ne t’exé-
cutes pas, tu es tué. Riina avait pris l’ha-
bitude d’étrangler les hommes dont il
se méfiait après les avoir conviés à un
bon repas. Ses sbires savaient donc
que, s’ils étaient invités à déjeuner, ils
n’étaient pas sûrs d’en ressortir vivants.
Mais ils savaient aussi que ne pas se
rendre au déjeuner par méfiance les
condamnait à être assassinés. Cosa
nostra a été une prison dont ils ne se
sont libérés qu’une fois arrêtés.
totò Riina est mort le 17 novembre
2017, après vingt-quatre ans
de détention dans une prison de
haute sécurité. Comment se portent
le clan Riina et Cosa nostra?
La famille de Riina est encore puis-
sante, Ninetta, son épouse, est reve-
nue à Corleone après l’arrestation de
son mari. Elle y vit toujours. La justice
continue à chercher les traces du « ma-
got » de Riina (des comptes bancaires,
des terrains achetés grâce à des prête-
noms), qu’il s’était vanté de posséder
auprès d’un compagnon de prome-
nade. En revanche, Cosa nostra ne tue
plus. Mais c’est une gangrène toujours
présente. Commerçants et entrepre-
neurs continuent à être rackettés
(pizzo). Le procureur Ayala [en charge
du « maxi-procès », ndlr] a coutume de
dire : « Là où il y a de l’argent, il y a la Ma-
fia ; là où il n’y a pas d’argent, il n’y a pas
de mafia. » Les années Riina sont révo-
lues, mais cela peut revenir. Certains
ont des velléités de relancer la « cou-
pole » (commission à la tête de Cosa
nostra). Confondu par des écoutes, un
bijoutier palermitain de 80 ans a ainsi
été arrêté par la police en décembre
- Propos recueillis par
Emmanuelle Skyvington
1 Gaspare Mutolo, Giovanni Brusca,
Francesco Anzelmo, Giuseppe Marchese.
Le DVD du documentaire est sorti
le 20 août chez Arte Editions.
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