Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

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C’est tellement difficile d’appliquer un


modèle sociologique, philosophique ou


politique à ma mère, parce qu’on n’est


pas dans un cas de figure classique. Elle


a été élevée par une gouvernante per-


sonnelle, qui lui ouvrait son lit le soir, à Bordeaux, dans une


famille immensément riche, les Maurel, de la société Mau-


rel & Prom. Quand j’ai écrit mon roman L’Absente, consacré


à ma mère, je suis allé voir une tante, que je ne connaissais


pas parce que ma famille maternelle nous a toujours igno-


rés. Elle m’a reçu dans un hôtel particulier somptueux, et


elle a eu cette phrase incroyable, en parlant de mes pa-


rents : « Qu’est-ce que c’est que cette façon de faire des enfants,


on n’est pas des nègres, quand même! » Là, j’ai compris à


quelle famille j’avais affaire. Pour eux, ma mère avait vrai-


ment déchu, en épousant un petit nobliau désargenté.


Cette tante m’a raconté qu’un jour, mon père est venu lui


demander de l’argent et qu’elle l’a foutu dehors. Ça ne leur


coûtait rien de nous faire rétablir l’électricité. Seulement


l’électricité. On aurait cessé de mettre le feu avec les bou-


gies. Même ça, ils ne l’ont pas fait. Je ne comprends pas ce


refus de porter secours à ceux qui en ont besoin.



L’invité L’écrivain LioneL Duroy


« Je suis sûr qu’un jour, un nouveau


Etait-ce déjà un


refuge quand


vous étiez enfant?



Liez-vous son


destin à celui


des femmes


de son époque?


Quand vous souffrez intensément, il y a


toujours un livre essentiel pour venir à


votre rencontre et vous sauver du déses-


poir. En 1990, au moment où j’ai rompu


avec toute ma famille, je vivais avec Extinction, de Thomas


Bernhard, dans ma poche. Je relisais sans cesse ce passage


où il parle de la haine que lui portent ses proches, et de sa fa-


çon de retourner cette haine contre eux. Après ma rupture


avec ma deuxième femme, lorsque j’écrivais Vertiges, ce


sont Les Carnets de Malte Laurids Brigge, de Rainer Maria


Rilke, qui m’ont accompagné. Quand je vais très mal, j’entre


dans une librairie, je demande un livre de secours, puis je


me mets à lire et je ne suis plus là. Voilà toute la magie de la


littérature : vous disparaissez de la réalité. La vraie vie est


profondément décevante. C’est du papier de verre, affreuse-


ment fruste et rugueux. Dès que vous ouvrez un livre, vous


entrez dans un univers où tout est en place, où l’écrivain a


tout prévu pour vous. Vous vous installez, et c’est parti pour


plusieurs heures de voyage. Pour moi, l’îlot de sauvetage,


l’endroit vivable, se situe toujours à l’intérieur d’un livre.


A 12 ans, je vivais à Saint-Malo, déscola-


risé. Mon père était parti avec mes


grands frères pour faire un déménage-


ment en région parisienne, qui, bien sûr,


s’éternisait. Il m’avait dit : « Je te confie ta mère et les petits. »


Je devais m’occuper de tout le monde, j’étais le mari de ma


mère, quoi! Ma seule sortie était la bibliothèque, où j’avais


emprunté tout Henri Troyat. J’ai alors découvert ce que si-


gnifie habiter un livre. Tant que la Terre durera, Les Se-


mailles et les Moissons, j’ai tout dévoré. On se fout de la


gueule de Troyat, aujourd’hui, et ça m’énerve beaucoup.


Les sentiments sont peut-être un peu grossièrement expo-


sés, mais quand vous avez 12 ans, c’est immense qu’on vous


explique la vie comme ça. Je vivais dans le chaos, et soudain,


un écrivain me montrait combien le chaos peut être intéres-


sant et vous illuminer. Quand vous êtes enfant, qui vous


donne de l’intelligence pour faire face à ce que vous traver-


sez? Sûrement pas les adultes, parce que les adultes vont


très mal. Les adultes sont tous fous, pour moi. Seuls les


livres peuvent vous donner le mode d’emploi pour avancer.


Il n’y avait pas de livres chez moi. Mes


parents étaient trop harcelés par les en-


nuis pour penser. Ils se sont mariés très


jeunes, et ils sont morts épuisés sans avoir eu le temps de


faire quoi que ce soit. Ils ne nous ont vraiment rien laissé.


De mon père, j’ai une lettre où il me remercie d’avoir été son


tuteur à la fin de sa vie, et un chèque sans provision, que


j’aime bien garder. Avant sa mort, je l’avais emmené en


voyage, pour qu’il me montre les endroits où il avait grandi.


Mais il n’avait rien pu me raconter, parce qu’il ne compre-


nait pas l’exercice. Quant à ma mère... C’était quoi, la vie de


ma mère? Elle a mis onze enfants au monde, et elle en a chié


Comme lecteur, pendant soixante-dix ans. Aucun plaisir, aucun bonheur.


des livres vous


ont-ils secouru?


une araignée noire qui m’enserrait le cœur, et que je ne


pouvais plus respirer. Je me voyais vraiment mourir. J’avais


atteint un tel dérèglement que je ne supportais plus de


rester chez moi. Je passais mes nuits à marcher comme un


sonné. J’avais froid et je transpirais en même temps. Je finis-


sais au petit matin dans n’importe quel hôtel, je m’en-


fermais à clé dans la chambre, et je m’endormais enfin. Je


n’ai connu cet état qu’une seule fois, et j’ai beaucoup pen-


sé à ma mère. Je sais que c’est arrivé parce que je ne parve-


nais plus à écrire. Je ne peux pas rester sans écrire. Si je


n’écris pas, je flotte, je perds mon identité.


Claude Lanzmann fera un “Shoah”


sur ce qui se passe en Méditerranée,


et on aura honte. »


Je suis sûr qu’un jour, on aura un nou-


veau Claude Lanzmann qui fera un


Shoah sur ce qui se passe en Méditer-


ranée, et on aura honte. Regardez Caro-


la Rackete, quelle capitaine extraordi-


naire! Elle sauve des gens en mer, et on


l’arrête à sa descente de bateau? C’est in-


soutenable. Son acte courageux restera


dans l’histoire. Macron aurait pu être le


de Gaulle de l’époque, là. Il avait une autoroute de gloire. Il


arrivait, à 40 ans, et disait : « C’est comme ça, on ne transige pas,


on accueille les réfugiés, vous préférez qu’ils se noient? » Per-


sonne ne peut tolérer qu’il y ait des centaines de migrants qui


disparaissent en mer. Je ne pardonne pas à la démocratie de


nous laisser dans une situation d’impuissance. On souffre


tous de ne pas pouvoir faire quelque chose de décisif.


À LirE


u


nous étions nés


pour être heureux,


éd. Julliard,


240 p., 20 €.


vos parents


lisaient-ils?


il y a un an, vous


avez signé une


tribune vibrante


dans Le Monde,


alertant


Emmanuel


Macron sur le sort


des migrants...


Télérama 3632 21 / 08 / 19
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