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C’est tellement difficile d’appliquer un
modèle sociologique, philosophique ou
politique à ma mère, parce qu’on n’est
pas dans un cas de figure classique. Elle
a été élevée par une gouvernante per-
sonnelle, qui lui ouvrait son lit le soir, à Bordeaux, dans une
famille immensément riche, les Maurel, de la société Mau-
rel & Prom. Quand j’ai écrit mon roman L’Absente, consacré
à ma mère, je suis allé voir une tante, que je ne connaissais
pas parce que ma famille maternelle nous a toujours igno-
rés. Elle m’a reçu dans un hôtel particulier somptueux, et
elle a eu cette phrase incroyable, en parlant de mes pa-
rents : « Qu’est-ce que c’est que cette façon de faire des enfants,
on n’est pas des nègres, quand même! » Là, j’ai compris à
quelle famille j’avais affaire. Pour eux, ma mère avait vrai-
ment déchu, en épousant un petit nobliau désargenté.
Cette tante m’a raconté qu’un jour, mon père est venu lui
demander de l’argent et qu’elle l’a foutu dehors. Ça ne leur
coûtait rien de nous faire rétablir l’électricité. Seulement
l’électricité. On aurait cessé de mettre le feu avec les bou-
gies. Même ça, ils ne l’ont pas fait. Je ne comprends pas ce
refus de porter secours à ceux qui en ont besoin.
☞
L’invité L’écrivain LioneL Duroy
« Je suis sûr qu’un jour, un nouveau
Etait-ce déjà un
refuge quand
vous étiez enfant?
☞
Liez-vous son
destin à celui
des femmes
de son époque?
Quand vous souffrez intensément, il y a
toujours un livre essentiel pour venir à
votre rencontre et vous sauver du déses-
poir. En 1990, au moment où j’ai rompu
avec toute ma famille, je vivais avec Extinction, de Thomas
Bernhard, dans ma poche. Je relisais sans cesse ce passage
où il parle de la haine que lui portent ses proches, et de sa fa-
çon de retourner cette haine contre eux. Après ma rupture
avec ma deuxième femme, lorsque j’écrivais Vertiges, ce
sont Les Carnets de Malte Laurids Brigge, de Rainer Maria
Rilke, qui m’ont accompagné. Quand je vais très mal, j’entre
dans une librairie, je demande un livre de secours, puis je
me mets à lire et je ne suis plus là. Voilà toute la magie de la
littérature : vous disparaissez de la réalité. La vraie vie est
profondément décevante. C’est du papier de verre, affreuse-
ment fruste et rugueux. Dès que vous ouvrez un livre, vous
entrez dans un univers où tout est en place, où l’écrivain a
tout prévu pour vous. Vous vous installez, et c’est parti pour
plusieurs heures de voyage. Pour moi, l’îlot de sauvetage,
l’endroit vivable, se situe toujours à l’intérieur d’un livre.
A 12 ans, je vivais à Saint-Malo, déscola-
risé. Mon père était parti avec mes
grands frères pour faire un déménage-
ment en région parisienne, qui, bien sûr,
s’éternisait. Il m’avait dit : « Je te confie ta mère et les petits. »
Je devais m’occuper de tout le monde, j’étais le mari de ma
mère, quoi! Ma seule sortie était la bibliothèque, où j’avais
emprunté tout Henri Troyat. J’ai alors découvert ce que si-
gnifie habiter un livre. Tant que la Terre durera, Les Se-
mailles et les Moissons, j’ai tout dévoré. On se fout de la
gueule de Troyat, aujourd’hui, et ça m’énerve beaucoup.
Les sentiments sont peut-être un peu grossièrement expo-
sés, mais quand vous avez 12 ans, c’est immense qu’on vous
explique la vie comme ça. Je vivais dans le chaos, et soudain,
un écrivain me montrait combien le chaos peut être intéres-
sant et vous illuminer. Quand vous êtes enfant, qui vous
donne de l’intelligence pour faire face à ce que vous traver-
sez? Sûrement pas les adultes, parce que les adultes vont
très mal. Les adultes sont tous fous, pour moi. Seuls les
livres peuvent vous donner le mode d’emploi pour avancer.
Il n’y avait pas de livres chez moi. Mes
parents étaient trop harcelés par les en-
nuis pour penser. Ils se sont mariés très
jeunes, et ils sont morts épuisés sans avoir eu le temps de
faire quoi que ce soit. Ils ne nous ont vraiment rien laissé.
De mon père, j’ai une lettre où il me remercie d’avoir été son
tuteur à la fin de sa vie, et un chèque sans provision, que
j’aime bien garder. Avant sa mort, je l’avais emmené en
voyage, pour qu’il me montre les endroits où il avait grandi.
Mais il n’avait rien pu me raconter, parce qu’il ne compre-
nait pas l’exercice. Quant à ma mère... C’était quoi, la vie de
ma mère? Elle a mis onze enfants au monde, et elle en a chié
Comme lecteur, pendant soixante-dix ans. Aucun plaisir, aucun bonheur.
des livres vous
ont-ils secouru?
une araignée noire qui m’enserrait le cœur, et que je ne
pouvais plus respirer. Je me voyais vraiment mourir. J’avais
atteint un tel dérèglement que je ne supportais plus de
rester chez moi. Je passais mes nuits à marcher comme un
sonné. J’avais froid et je transpirais en même temps. Je finis-
sais au petit matin dans n’importe quel hôtel, je m’en-
fermais à clé dans la chambre, et je m’endormais enfin. Je
n’ai connu cet état qu’une seule fois, et j’ai beaucoup pen-
sé à ma mère. Je sais que c’est arrivé parce que je ne parve-
nais plus à écrire. Je ne peux pas rester sans écrire. Si je
n’écris pas, je flotte, je perds mon identité.
Claude Lanzmann fera un “Shoah”
sur ce qui se passe en Méditerranée,
et on aura honte. »
Je suis sûr qu’un jour, on aura un nou-
veau Claude Lanzmann qui fera un
Shoah sur ce qui se passe en Méditer-
ranée, et on aura honte. Regardez Caro-
la Rackete, quelle capitaine extraordi-
naire! Elle sauve des gens en mer, et on
l’arrête à sa descente de bateau? C’est in-
soutenable. Son acte courageux restera
dans l’histoire. Macron aurait pu être le
de Gaulle de l’époque, là. Il avait une autoroute de gloire. Il
arrivait, à 40 ans, et disait : « C’est comme ça, on ne transige pas,
on accueille les réfugiés, vous préférez qu’ils se noient? » Per-
sonne ne peut tolérer qu’il y ait des centaines de migrants qui
disparaissent en mer. Je ne pardonne pas à la démocratie de
nous laisser dans une situation d’impuissance. On souffre
tous de ne pas pouvoir faire quelque chose de décisif.
À LirE
u
nous étions nés
pour être heureux,
éd. Julliard,
240 p., 20 €.
vos parents
lisaient-ils?
il y a un an, vous
avez signé une
tribune vibrante
dans Le Monde,
alertant
Emmanuel
Macron sur le sort
des migrants...
Télérama 3632 21 / 08 / 19