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L’invité L’écrivain LioneL Duroy
Nana Mouskouri, Mireille Darc, Sylvie
Vartan, Gérard Depardieu, Renaud : je
ne choisis que des gens au destin magni-
fique. Tous ou presque sortent de la mi-
sère la plus profonde. Je ne peux pas tra-
vailler avec une personne ayant eu une
enfance dorée. Quand j’ai rencontré Depardieu pour la pre-
mière fois, il avait mon livre Le Chagrin posé sur sa table. Il
m’a dit : « On a eu tous les deux des vies de merde, mais je pré-
fère mes parents aux tiens! » Il déteste qu’on lui pose des
questions. C’est symptomatique, si vous lui demandez un
« Depardieu, qui avait mon livre
Choisissez-vous
les célébrités
dont vous
recueillez
les souvenirs?
J’ai souvent éprouvé la honte d’être un
homme. Avec le temps, je me suis mis à
trembler à l’idée de faire l’amour, tant
l’agressivité physique de l’acte sexuel
m’est devenue difficilement suppor-
table. S’est installée en moi la conscience
de l’extrême violence de la sexualité
masculine, en même temps que se
confirmait le dégoût que j’avais éprouvé, enfant, pour la
vulgarité des conversations entre hommes à propos de leur
désir, pour leurs codes affreusement grivois et stupidement
conquérants. Avec mes cinq frères retrouvés récemment,
nous sommes semblables, très pudiques. Jamais nous
n’avons eu de complicité virile autour du sexe. A l’exception
de mon éditeur Bernard Barrault, je m’aperçois que je n’ai
pas d’amis hommes. J’ai tendance à les fuir. Ils semblent
avoir toujours quelque chose à prouver, quand j’attends
qu’ils me parlent simplement d’eux.
Jamais. Je suis en paix avec tout ce que
j’ai publié. Même si j’ai signé quelques
livres de crétin à mes débuts. Ecrire sur
ce qui nous tourmente rend plus intelli-
gent. Donc logiquement, la plume s’af-
fûte, et devient de plus en plus fine. Chaque livre est une
marche. Ceux qui m’intéressent le plus, je les aurai écrits
entre 60 et 70 ans. Heureusement que je ne suis pas mort il
y a dix ans! J’aime penser que la vie est bien faite, finale-
ment. Elle vous est donnée tant qu’il vous reste des choses
à faire. Le jour où je n’aurai plus le désir d’écrire, je vais pou-
voir me laisser mourir •
Quand on est petit, on ne mesure pas
qu’on n’a pas la même enfance que les
autres. Je ne savais pas que ce n’était
pas normal qu’on soit déscolarisés,
que notre mère soit folle, qu’elle rac-
commode nos chaussettes à la bougie,
qu’on nous expulse trois fois de suite, que personne ne
s’occupe de nous, que tout le monde s’en foute. J’ai atten-
du d’intégrer la rédaction de Libération comme journa-
liste, en 1979, pour découvrir que tous les gens de ma gé-
nération avaient fait 68, qu’ils croyaient en des idéaux
marxistes, maoïstes ou trotskistes depuis l’adolescence.
Moi, pendant ce temps-là, j’avais été le bras droit de mon
père. Juste ça. J’ai compris alors que je venais d’un endroit
où il n’y avait pas de pensée.
Serge July a tout de suite accepté que
j’écrive très long, et il ne me coupait pas.
Je crois que je suis le seul journaliste
dans l’histoire de Libé à avoir publié un
papier de 47 feuillets. Quasiment un
livre! C’était le portrait de Jacques Vergès, pour le procès
Barbie. Le journal m’avait donné crédit illimité. J’ai voyagé
partout où il était passé. Je suis allé à Alger, dans son bu-
reau où il n’était jamais revenu. Tout était resté intact
comme s’il venait de partir. C’était extraordinaire! Quand
on vous laisse le temps d’enquêter, vous trouvez des choses
incroyables. Pour moi, c’est ça le journalisme. Malheureu-
sement, cette liberté n’était pas facile à défendre. A Libé,
on me disait : « Mais tu es sûr que tu as vraiment besoin de
faire 28 feuillets sur le Rainbow Warrior? » Ça me fatiguait,
j’ai fini par m’engueuler avec eux, et j’ai démissionné en
- Ce qui me passionnerait, ce serait de passer un an
avec un dictateur ou un criminel de guerre comme
Milošević ou Mladić. Etre payé pour comprendre de l’inté-
rieur un type au destin effroyable, et en faire un livre de
800 pages. Depuis que je suis ghost writer — prête-plume —,
j’ai régulièrement proposé d’écrire les mémoires d’un ty-
ran, mais cela n’a jamais pu se faire.
truc, il va se lever pour faire autre chose. Il faut attendre
qu’il commence à fumer une demi-Gitane, en silence. Et
tout à coup, il lâche un souvenir très court. Du genre :
« Quand j’étais petit, ma grand-mère était dame pipi à Orly.
Moi je passais mes vacances dans les chiottes d’Orly, et quand
je sortais, j’allais voir toutes les destinations sur le panneau et
je me disais, putain, un jour moi aussi je me barrerai en
avion. » Cette façon de procéder, proche du phénomène
analytique, m’a énormément intéressé. Du coup, j’ai fait un
livre en forme de mosaïque, qui rassemble tous ces petits
éclats. J’ai adoré le rencontrer, même si on ne se ressemble
pas du tout, en particulier dans notre rapport aux femmes.
Il aimait bien me provoquer avec des questions directes sur
ma sexualité, que j’éludais, un peu gêné...
“Le Chagrin” sur sa table, m’a dit :
“On a eu tous les deux des vies de merde,
mais je préfère mes parents
aux tiens !” »
Que retenez-vous
de votre
expérience
de journaliste?
Quelle conscience
du monde
aviez-vous,
dans votre
jeunesse?
Dans Colères,
vous dites que
vous avez
toujours détesté
les hommes
et leur « sacro-
sainte virilité »...
Avez-vous parfois
le regret d’avoir
écrit certaines
choses?
Télérama 3632 21 / 08 / 19