034 R&F SEPTEMBRE 2019
IL ETAIT UNE FOIS... A DETROIT. An 1967, peace
and love et flower power éclairent de leurs couleurs
bigarrées l’Amérique du Nord... L’été de l’amour n’est
pourtant pas passé partout aux Etats-Unis. Avec les violentes
émeutes que connaît la Motor City, il est alors plus judicieux
de parler d’été de la haine. Pas marrant, ni loin de là,
surgit au même moment dans la ville universitaire
d’Ann Arbor un groupe composé de quatre person-
nalités extravagantes, comme seul en produit, en ces jours
sombres, le Michigan.
Perruque afro en aluminium
A sa tête, mais moins que plus tard, James Newell Osterberg Jr a d’abord
commencé par jouer de la batterie avec les Iguanas et les Prime Movers,
puis est parti à Chicago pratiquer le blues sous la tutelle de Sam Lay,
batteur pour Chess Records et de Paul
Butterfield Blues Band, avant de revenir
à Detroit sous le nom d’Iggy Pop. Il se
marie mais, réalisant que cette union trop
confortable représente une menace pour
sa musique, divorce l’année suivante.
C’est au magasin de disques où il bosse
qu’il rencontre Ron Asheton, son frère
Scott et Dave Alexander, une belle bande
de délinquants juvéniles. Le quartette
partage vite une maison commune, la
Fun House, répète laborieusement mais
d’arrache-pied et donne son premier
concert à une fête d’Halloween, avant de
se forger rapidement une réputation
scénique avant-gardiste à l’aide d’un son
différent. Une musique pop conceptuelle
bizarre, libératrice, et dangereusement
nihiliste, où suinte l’aliénation industri-
elle des Big Three (General Motors, Ford
et Chrysler). Les Stooges jouent régu-
lièrement au Grande Ballroom aux côtés
de leurs grands frères de MC5, mais aussi
d’autres fantastiques groupes de Detroit
comme The Rationals, SRC, Amboy
Dukes. Sur scène, le chanteur au visage
peinturluré de maquillage blanc, coiffé
d’une perruque afro en aluminium, habillé d’une robe de maternité avec
des chaussures de golf, se révèle aussi imprévisible que scandaleux.
Iggy sort des sons expérimentaux d’un aspirateur, se couvre de beurre
de cacahuète, se roule dans le verre brisé et invente, à force de
plonger dans le public, ce qu’on appellera le stage diving. “Comme un
babouin sur le point de combattre”, expliquera-t-il plus tard dans le film
“Gimme Danger”. Drôle d’animal. Même si le chanteur des Stooges
est loin d’être un simple ersatz de Jim Morrison, l’Iguane ne s’est jamais
caché d’avoir été influencé par le jeu de scène outrancier du Lizard
King. C’est pourtant plus du côté de James Brown que James Osterberg
lorgne alors. Vocalement, difficile aussi de nier l’impact qu’a eu Mick
Jagger, dont Iggy Stooge accentue à ses débuts chaque mimique. Inspirés
par la new black music, les frères Asheton croient aux vertus de la transe
musicale et ne voient pas encore trop l’intérêt de composer des chansons
avec un début, un milieu et une fin. Scott, le batteur, est du genre
intimidant et taciturne. Surnommé Rock Action, ce beau gosse torturé
tape avec autorité, et dégage derrière ses fûts le même magnétisme
qu’Elvis Presley. Ron, le guitariste, écrit tous les riffs. Derrière ses
lunettes fumées, il reconnaît un penchant pour les uniformes nazis, sans
bien sûr embrasser une seconde la philosophie du Troisième Reich.
Dave Alexander, le bassiste, est adepte de la macrobiotique et a un
net penchant pour la bouteille. A la ville, les quatre amis fument aussi
beaucoup de hasch, courent les jupons et prennent du LSD. Influencé
par Jimi Hendrix et les Who, inspiré par la musique bouddhiste,
Harry Partch et les chants grégoriens, mais encore trop limité dans ses
capacités d’action pour sonner comme les Rolling Stones, le groupe
s’appelle The Psychedelic Stooges, en référence à la série télévisée “The
Three Stooges”. Ron Asheton demande l’autorisation d’utiliser le nom
aux comédiens Larry Fine et Moe Howard. Ce dernier répond que peu
lui importe tant qu’il ne s’agit pas d’un trio comique. Ça ne sera pas le
cas : ces Stooges-là sont quatre et ne font pas de cinéma. Sur les conseils
du manager visionnaire Danny Fields, dépêché de New York en septembre
1968 pour assister à une prestation du
groupe qui joue avec MC5 lors d’un
concert hommage à John Coltrane,
Elektra Records signe les deux chaudes
attractions de la capitale de l’automobile
américaine. En 1969, Jac Holzman, le
boss du label, propose aux Stooges de
venir à New York, leur file une avance
princière de 25 000 $ et leur demande
de combien de chansons ils disposent.
Bravache, la formation qui n’a qu’un
maigre répertoire prétend avoir de quoi
remplir un album entier. Elle écrira trois
ou quatre chansons au Chelsea Hotel
deux jours avant l’enregistrement. Tout
semble possible avec les Stooges.
Glorieuse
sincérité
A l’époque, personne n’ose imaginer une
seconde que le disque qu’ils s’apprêtent
à enregistrer deviendra l’un de ces albums
qui changent la vie. Mais l’onde de choc
se fera sentir des années après 1969, et
même bien au-delà de la dissolution du
groupe en 1973. Grâce à leur glorieuse
sincérité, les chansons antisociales des Stooges se répandent telle une
traînée de poudre dans le futur. “No Fun”, d’abord revisitée par les Sex
Pistols, ou “I Wanna Be Your Dog”, que le groupe reprendra deux fois
par soir lors de la réunion du groupe entre 2003 et 2016, marquent de
leur empreinte de nouvelles générations de rebelles, bras cassés et laissés
pour compte à travers toute la planète. Dans les garages, en France,
Angleterre, Suède, Australie, Japon, Amérique du Sud, et bien sûr du
Nord, le groupe génère autant de vocations qu’il rencontra d’indifférence,
voire d’hostilité, au moment de son existence. Cinquante ans plus tard,
il n’y a toujours pas de film biographique sur le groupe. On a eu droit à
“Velvet Goldmine” en 1998 avec ce Curt Wild largement inspiré d’Iggy,
ainsi qu’au récent documentaire de Jim Jarmusch, et c’est tant mieux. Pas
assez caricaturale pour les canons hollywoodiens, l’histoire reste trop
chaotique et extrême pour un autre biopic. Quand il s’agit de dirt, c’est
toujours là que ça se passe. ★
Aussi imprévisible que scandaleux
Document Archives Rock&Folk-DR