Rock et Folk N°625 – Septembre 2019

(Darren Dugan) #1
SEPTEMBRE 2019 R&F 035

1969, année érotique, c’était il y a un demi-
siècle, en France. Aux Etats-Unis, “The
Stooges” sort le 5 août de cette année-là.
Quatre nuits avant l’assassinat de Sharon Tate,
dix jours avant le festival de Woodstock et
quatre mois avant le concert des Rolling Stones
à Altamont, l’album est, sans le savoir, celui
qui sonne brutalement le glas des utopies
hippies, et anéantit ce qu’il reste des années 60.
Ouvrant la voie à l’électricité des années 70 et
au punk, le premier Stooges n’est pas le plus
accompli de la trilogie, il est en revanche
l’album aux chansons les plus mémorables,
celui où le groupe balance des messages
simples, voire simplistes. “No Fun my babe,
no fun”, “Ouah ouah !”, “Ooooohmmm, jaja,
jaja”, etc. Enregistré en cinq jours au Hit
Factory à New York, qui n’est alors qu’un petit
studio de R&B situé au dessus d’un peep-show,


“The Stooges” est supervisé par un John Cale
en rupture du Velvet Underground. C’est
le premier disque que produit le musicien
gallois, qui se pointe en studio vêtu d’une cape
et accompagné de Nico. Jugé “trop arty”, le
résultat ne satisfait guère Jac Holzman et Iggy
Pop qui refont le mix. Il faudra attendre des
rééditions récentes pour entendre les versions
de Cale. La chanson d’introduction est géniale.
Histoire de célébrer coûte que coûte l’année
équivoque, les premières mesures de wah-wah
qui viennent s’échouer sur le “well alright”
du chanteur de vingt-et-un ans plantent la
couleur, avec des clappements de mains
qui ajoutent une urgente immédiateté au
rythme nord-africain de “1969”. Un long larsen
psychédélique vient ensuite réverbérer dans
les trois accords de “I Wanna Be Your Dog”.
Une note de piano jouée compulsivement par

John Cale et des grelots de Noël ajoutent
ensuite au fracas monolithique du plus définitif
des hymnes stoogiens. Après cette fracassante
mise en bouche, le groupe propose une plage
propice à la méditation. En dix minutes à
planer ou à laisser, “We Will Fall”décrit une nuit
passée seul dans un hôtel à attendre Nico, qui
sort alors avec le chanteur. Un mantra aussi
épique que fascinant initié par Dave Alexander,
avec John Cale qui passe au violon alto, situé
à haute altitude à mi-chemin entre Pharoah
Sanders et “My Wild Love” des Doors. Ça
n’est d’ailleurs pas un hasard si la pochette
des Stooges évoque celle du premier album du
groupe de Jim Morrison, toutes deux ont été
réalisées par le photographe Joel Brodsky. S’il
est difficile de ne pas la contempler aujourd’hui
avec mélancolie, force est de constater que le
son des Stooges a en revanche la peau dure.
Surtout celle de l’Iguane. Contre toute attente,
c’est le chanteur qui s’en est le mieux sorti.
Pareils, mais différents, les trois Dum Dum
Boys derrière lui sont tous morts depuis :
Dave en 1975, Ron en 2009, Scott en 2014. On
retourne le disque pour coller l’aiguille sur les
premiers sillons de la face B, qui s’ouvre avec
“No Fun”en renouant avec les applaudissements
du début. Retour brutal à la fête à Neuneu, les
frangins Asheton reprennent la main, tandis
qu’Iggy se prend pour Johnny Cash et
demande à Ron de transcrire à la Flying V
la façon dont il se sent. Lui voit ça le plus
lentement possible, avec une belle distorsion
et il enclenche la fuzz. “Real Cool Time”est une
chanson noire et menaçante écrite au Chelsea.
Qu’on le veuille ou non, un moment pareil avec
les Stooges ne se refuse pas. Sur la ballade
“Ann”, qui évoque la maman des frères Asheton,
l’influence des Mothers Of Invention se fait
sentir avant le final cataclysmique où Ron
Asheton part s’écraser sur un mur sonique,
doom avant l’heure. Les deux dernières ont
également été écrites au tristement célèbre hôtel
new-yorkais. Tout est dans “Not Right”et son
groove psyché punk situé dans le prolongement
buté de “I Wanna Be Your Dog”, avec un solo
fantastique de Ron en sus. Le groupe termine
sur une jam très libre composée par Dave
Alexander et emmenée par les roulements de
Scott Asheton, cœur battant des Stooges, qui
envoie l’âme blues de John Lee Hooker
jusqu’aux tréfonds du psychédélisme sur “Little
Doll”. En une demi-heure et huit chansons, le
groupe capte le son de l’ennui et de la solitude,
mais aussi celui d’une jeunesse qui en a déjà sa
claque de Crosby, Stills, Nash et les autres.
De ce côté-là aussi, rien n’a changé en 2019.
Raccord avec le présent en marche arrière,
“The Stooges” sonne comme maintenant.
VINCENT HANON

The Stooges


“The Stooges”


ELEKTRA


L’album sonne brutalement


le glas des utopies hippies

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