Rock et Folk N°625 – Septembre 2019

(Darren Dugan) #1
SEPTEMBRE 2019 R&F 043

IL Y EUT DEUX FRIEDRICH NIETZSCHE :
le prophète descendant de sa montagne pour
vomir l’humanité, et celui qui n’osait pas demander
à sa mère d’arrêter de lui envoyer des saucisses.
De la même manière, il y eut deux Jack Nitzsche :
le fils de sa mère, et celui de son père. Car Jack
Nitzsche a un pédigrée : descendant du philosophe
à moustache et lointain cousin de Wagner. Selon ses
dires, du moins. Avant la guerre, sa mère, un peu
versée dans la numérologie et l’occulte, avait retiré
le premier ede leur nom de famille, pour des raisons
de prémonition. D’elle, il tient une certaine dinguerie,
un goût de la magie, des états seconds et de la nuit.
Disons du rock’n’roll. Son père, plus terre à terre,
le faisait s’asseoir sur le tapis pour écouter des
opéras dont il lui décortiquait les intrigues.
L’adolescent s’ennuyait à mourir. “Et pourtant,
c’est ma constitution musicale. De temps à autre, en
écoutant un arrangement que j’ai écrit, je me rends
compte que j’ai piqué une ligne à Puccini ou quelqu’un
de ce genre.”Voici comment un même homme a écrit
la cascade symphonique de “A Man Needs A Maid”
et produit un “Cadillac Walk” à l’os. Deux forces
opposées cohabitant merveilleusement chez ce grand
génie du rock. Jack Nitzsche est né le 22 avril 1937
et mort le 25 août 2000. A retracer sa vie, près de
vingt ans après sa disparition, on constate que les
forces de la nuit surent souvent prendre le dessus.

50 $ par chanson
Au dernier temps des années 50, quand Jack Nitzsche trouve enfin un
poste dans une maison de disques, le rock traverse un trou d’air :
tombé après le départ à l’armée d’Elvis, pas encore relevé par l’arrivée
des Beatles. De toute manière, quand Jack entre chez Capitol, ce n’est
pas pour enregistrer cette guimauve qui suinte de toutes les radios du
pays, mais pour y devenir opérateur IBM. Pas du tout les raisons pour
lesquelles il avait fui à toute allure son trou à rat du Michigan afin de
gagner Hollywood en 1955, rendu ivre par “La Fureur De Vivre” de
Nicholas Ray. Il connaissait son Chopin sur le bout des doigts, avait
tâté du saxophone dans un groupe du Midwest, venait d’obtenir un
diplôme “d’harmonie moderne”par correspondance, mais le milieu de
la musique lui était hermétique. Un pied dans la Capitol Tower, il fait
désormais le tour des bureaux à la recherche d’aspirants musiciens de
son espèce. Nitzsche trouve une employée du département des photos,
Gracia Ann May, qui accepte de chanter sur les démos de ses chansons.
Sympathique, elle accepte également de l’épouser. C’est Art Rupe de
Specialty Records — Larry Williams, Little Richard — qui finit par lui
donner sa chance : entre tenir la réception, passer le balai et la distribution
du courrier, Jack transcrit des chansons pour 3 $ la partition. Parfois,
il fait des extras pour Kim Fowley et, de fil en aiguille, réussit à placer
certaines de ses compositions. Les années 50 sont achevées, le rock’n’roll
est toujours dans le fossé quand Lee Hazlewood, collègue de bureau
de Nitzsche, lui présente Phil Spector.

C’est en 1962 que ce dernier embauche The Blossoms, le groupe de
Gracia Ann, pour chanter sur une session. Jack doit y arranger la chanson.
Elle s’intitule “He’s A Rebel”, et sortira sous le nom The Crystals. En
deux minutes trente, la pop music vient de trouver son mètre étalon.
Spector crée son mur de son, la salle de reverb du studio Gold Star —
un frigo à viande à l’origine — entre dans l’histoire, le Wrecking Crew
devient le modèle des musiciens de session, et Jack Nitzsche est un
rouage essentiel de cette machine. “De ‘He’s A Rebel’ jusqu’à ‘River
Deep Mountain High’, j’étais là.”Ce qui veut dire que les castagnettes,
la reprise de la mélodie aux violons, le retour de l’introduction sur la
dernière partie du morceau, bref, tout ce qui fait de “Be My Baby” la
plus grande chanson pop de l’histoire, c’est lui. “Avec Phil, sur cette période,
1962-1966, nous avons mis 70 disques dans les charts. Rien que pour l’année
1964, nous en avons placé 26.”Avec de telles statistiques, Jack est
embauché par tous ceux voulant avoir le son Spector. On lui propose même
d’enregistrer un album instrumental. Il y mélange surf music et compositions
à la John Barry ; cela donne “The Lonely Surfer”. Des tubes, il en pleut
quatre ans durant. Et Jack va jusqu’à porter en permanence les mêmes
lunettes noires que Phil, qui, ayant peur de mourir seul dans un crash,
l’invite à prendre l’avion avec lui pour New York. Pour toutes ses
contributions au wall of sound, Jack est payé 50 $ par chanson.

Magie noire
Ce qui est toujours 50 $ de plus que ce qu’il obtint pour “Have You
Seen Your Mother Baby, Standing In The Shadow?”. Andrew Loog
Oldham, premier manager des Rolling Stones, a bien fini par lui payer
une montre en or pour avoir joué du tambourin et du piano sur
“(I Can’t Get No) Satisfaction”. Oldham, obsédé par Spector, voulait
brancher ses protégés avec le maître. Ils devinrent amis avec son ombre.
“Ils sont venus à l’une de mes sessions. Des Martiens. Mick dansait, Keith
ressemblait à un gitan délinquant, Brian portait un costume trois pièces...”.
Sa prédisposition pour les rebelles, surtout sans cause, le met rapidement
à la colle avec les Stones. Du premier coup d’œil, Nitzsche voit en eux
les leaders du changement. Au milieu d’une première tournée américaine
catastrophique, les Anglais veulent enregistrer. Jack leur conseille le
studio RCA et accepte leur invitation à arranger. Quand Mick lui propose
de jouer du piano, il décline : il n’est pas vraiment musicien de studio.
“Nous non plus, tu sais”, répond le chanteur.“Ils avaient loué le studio
pour deux semaines. 24 heures sur 24. Personne n’avait jamais vu ça à
Los Angeles. Ils pouvaient arriver en pleine nuit, repartir cinq heures
plus tard, bredouilles, et ils riaient. Alors je venais et jouais ce dont il y
avait besoin : des bongos, du piano. Personne ne produisait ces disques :
ils se produisaient seuls.”Pourtant, on trouve l’empreinte de Nitzsche
sur tous les disques des Rolling Stones, entre “12 X 5” et “Sticky
Fingers”, et plus particulièrement sur cet “Aftermath” qui lui doit
tant. Parce qu’il les a connus encore fauchés, Jack héberge les Stones,
leur fait découvrir l’herbe, sort beaucoup avec Brian qui, un soir,
complètement parti, lui enfonce la langue dans l’oreille. Ils perdent
contact le temps de “Their Satanic Majesties Request” et se retrouvent,
quelques mois plus tard, métamorphosés. Les Stones ont amorcé leur
période décadente. Nitzsche leur écrit les chœurs surnaturels de “You
Can’t Always Get What You Want”. Il produit également les deux
versions de “Sister Morphine”, celle de Marianne Faithfull et celle de
“Sticky Fingers”. C’est lui qui amène Ry Cooder — qui y joue une partie

JACK NIT ZSCHE


Lee Hazlewood, collègue de bureau


de Nitzsche, lui présente Phil Spector


Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images

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