Patti Smith
Discographisme_2 3
PAR PATRICK BOUDET
On ne juge pas un livre à sa couverture.
Et un album? Chaque mois, notre
spécialiste retrace l’histoire visuelle
d’un disque, célèbre ou non.
Première parution : 13 décembre 1975
E
n février 1971, dans le cadre du Poetry
Project se tenant à l’église Saint Mark
dans l’East Village, Patti Smith a l’idée
d’accompagner la lecture de ses poèmes
d’une guitare électrique. Avec le musicien
Lenny Kaye, elle initie ce qui deviendra
quatre ans plus tard l’album “Horses”.
Grace à quelques rencontres fructueuses,
Patti affirme entretemps son projet de poésie
rock avec Lenny et, en 1974, ils prennent la
mesure de ce que pourrait être leur avenir en
assistant à un concert de Television au CBGB.
Patti et Lenny bâtissent alors un groupe
autour d’eux et un répertoire qu’ils étrennent
de club en club. En septembre 1975, aux
studios Electric Lady, “Horses” naît sous
la direction d’un John Cale inspiré. Pour la
pochette, la poétesse n’envisage pas d’autre
photographe que Robert Mapplethorpe,
son amour, son ami, son prince éternel.
Même s’ils s’étaient fait le serment de ne
pas se quitter tant qu’ils n’auraient pas réussi
professionnellement, Patti Smith et Robert
Mapplethorpe ne vivent plus ensemble
depuis un certain temps. Certes, Robert
n’est pas encore consacré, mais il est le
jeune artiste photographe dont on parle
dans le milieu underground new-yorkais,
mais aussi parisien. Quant à Patti, son
avenir est en train de s’écrire et de se jouer.
Patti et Robert se sont rencontrés en 1969 à la
librairie Brentano’s de Manhattan où elle était
vendeuse. Dans une chambre du Chelsea Hotel,
ces enfants terribles ont rapidement conjugué
leur sensibilité, développant leur univers et
leur personnalité. Fasciné par les corps, Robert
a découvert avec la photographie un moyen
de se les approprier avant de les consommer.
Patti Smith a empilé les mots sur ses blessures
de jeune fille pour les maintenir intactes.
Dans son ouvrage “Just Kids”, la chanteuse
a détaillé la préparation de ce portrait : la
chemise blanche — exigée par Mapplethorpe
— achetée à l’Armée du Salut sur Bowery
et dont elle découpe les manches parce
qu’elles sont trop longues pour être portées
sous sa veste ; le monogramme RVbrodé
sur la poche poitrine de la chemise qu’elle
imagine signifier Roger Vadim, dont le film
“Barbarella” l’impressionna ; sa veste noire
avec la broche en forme de cheval offerte
par son amoureux de l’époque, Allen Lanier,
le fondateur et guitariste du Blue Öyster Cult.
Et puis, il y a cette journée du shooting où
le moindre détail est resté ancré dans la
mémoire de la jeune poétesse, du lever
tardif à la séance photo en passant par
son petit déjeuner à la boulangerie
marocaine et les œufs au gruau de maïs
consommés par Robert au Pink Tea Cup
sur Christopher Street préférés au sandwich
aux anchois que Patti lui avait préparé.
Enfin, la préoccupation de Robert quant
à la lumière qui ne cesse de varier en
raison d’une météo instable, risquant de
compromettre la séance dans le vaste
appartement aux murs blancs de Sam
Wagstaff sur la Cinquième Avenue.
Durant la séance, Mapplethorpe qui aime
la blancheur de la chemise de Patti lui
demande d’enlever sa veste. Elle la jette
alors sur son épaule, pensant à Frank
Sinatra qui affectionnait porter son trench
ainsi. Robert prend douze clichés avec
l’Hazelblad 500 que lui a offert le
propriétaire des lieux, également son amant.
Sur la planche contact, Robert n’éprouve
aucune hésitation en choisissant le cliché
qui deviendra la pochette : “Dans celle-ci,
il y a la magie.”Difficile de le contredire.
Si Patti a voulu que cette photo abonde en
références personnelles et soit composée de
détails que nous ne voyons pas, comme ses
chaussettes blanches en fil d’Écosse, le
monogramme ou ses pieds chaussés de
Capezio noires... en fait, elle raconte autre
chose. Il y a d’abord ce regard d’une grande
détermination qui nous toise légèrement,
tranchant avec la jeune fille naïve que les
lecteurs découvriront plus tard dans son
autobiographie. Une chevelure entourant un
visage de jeune page florentin du Cinquecento.
Des mains aux doigts fins repliées comme
pour se protéger, mais aussi pour pointer le
lieu d’où provient son inspiration : le cœur.
Ce négligé chic que donne la fameuse et
désirée chemise blanche, repassée mais
effilochée aux manches et sortant à l’arrière
du pantalon. Et le ruban noir, son favori, qui
longe la boutonnière de la chemise avant de
s’engouffrer dans le pantalon. À première vue,
on jugerait qu’il s’agit de bretelles d’hommes!
Toute cette mise en scène installe non pas
une Patti rêvée, idolâtrée — car son corps
sans forme ne se prêtait guère aux recherches
formelles de Robert — mais une Patti vraie,
comme elle le souhaitait, résumant son
parcours de bohème et d’insouciance tout en
annonçant son ambition littéraire et musicale.
Sa simplicité étudiée comme son androgynie
sont aux antipodes d’une Debbie Harry
se réappropriant l’imagerie glamour de
la mythologie hollywoodienne. Avec
“Horses”, Patti Smith invente une nouvelle
figure féminine rock, la femme poète.
On lit également sur ce cliché l’expression
d’une nostalgie anticipée, comme si ces
moments partagés avec Robert étaient les
derniers avant que le tourbillon de la vie
les happe et les éloigne. Des moments qu’il
fallait sanctifier et graver pour toujours afin
de pouvoir s’y recueillir ensuite, plus tard.
Une déclaration de ce que fut leur amour
qui fera écrire à Patti Smith à propos de cette
photo : “Lorsque je la regarde aujourd’hui,
ce n’est jamais moi que je vois. C’est nous.”■
“Horses”
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