Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

  1. EUROPE Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


résume l’un de ses habitants.
Peur des réfugiés criminels d’un
côté, peur des néonazis de l’autre.
Comment, dans un tel contexte,
faire campagne pour les élec-
tions législatives régionales qui
se tiennent le 1er septembre?
Ce mardi 20 août, la situation
est calme. La plupart des gens
passent devant le stand sans y
prêter attention. “L’atmosphère a
changé, avoue Kircheis, les gens ne
parlent plus.” Les infrastructures
sont au centre de sa campagne.
L’autre thème, bien sûr, c’est la
sortie du charbon.
Cottbus est située au cœur de la
Lusace, fier pays minier. Avant la
chute du Mur et la réunification,
80 000 personnes travaillaient
ici dans les mines et dans les cen-
trales au charbon. Ils ne sont plus
que 8 000, 10 000 si on compte
aussi les activités de service et
les sous-traitants. La sortie du
charbon met leurs emplois en jeu.
Kircheis est favorable au compro-
mis trouvé pour 2038, mais l’état
du débat lui fait craindre que les
électeurs ne donnent leur voix à

—Die Zeit (e x t r a i t s)
Hambourg

E


lle est en retard, Olaf Scholz
[le vice-chancelier social-
démocrate (SPD) du gou-
vernement Merkel], lui, est venu
en ville. Ensemble, ils ont visité le
CHU et le fournisseur d’électricité
Leag, qui exploite les quatre mines
à ciel ouvert de la région. Kerstin
Kircheis traverse à grands pas la
place du vieux marché de Cottbus,
une place bordée de maisons bour-
geoises restaurées, déploie une
bannière rouge, installe une table,
distribue brochures et stylos por-
tant le logo du parti, le SPD.
Kircheis, 63 ans, a d’abord été
membre du PDS [issu du parti com-
muniste est-allemand, devenu le
parti de gauche Die Linke], avant
de s’inscrire, en 2002, au SPD, parti
qui gouverne le Land depuis 1990
[seul ou en coalition, et depuis
2009 avec Die Linke].
Les services du renseigne-
ment intérieur qualifient la deu-
xième ville du Brandebourg
[100 000 habitants, derrière la
capitale, Potsdam, 150 000 habi-
tants] de “hotspot de l’extrême
droite”. Depuis que, en 2018, des
incidents violents avaient éclaté
avec des demandeurs d’asile, la
police patrouille dans les rues.
La peur divise désormais la ville,

ALLEMAGNE


Cottbus, une ville


divisée par la peur


Dans cette ville de l’est du pays, une partie des


habitants craint les réfugiés, l’autre les néonazis.


Ils élisent leur Parlement régional le 1er septembre.


ceux qui ne devraient pas en être
bénéficiaires.
Ceux-là, ce sont les candidats
d’Alternative pour l’Allemagne
(AfD). Aux législatives de 2013,
l’AfD a obtenu ici 26 % des suf-
frages, et lors des municipales, en
mai dernier, ils sont arrivés en tête.
En 2017, une association est
venue s’ajouter au parti, Zukunft
Heimat [“L’avenir de la patrie”].
Elle se donne un air inoffensif et
proche des gens en organisant
des randonnées et en soutenant
des associations de défense des
animaux ; elle orchestre aussi des
fêtes dans un moulin et tient son
propre café : elle se veut un lieu de
rencontre des citoyens patriotes.
Juste à côté, le siège de l’AfD.
Fermé l’après-midi où nous pas-
sons, le café Mühle [“moulin” en
français] – qui reçoit des confé-
renciers comme l’éditeur [d’ex-
trême droite] Götz Kubitschek


  • est l’un des éléments qui font
    dire que Cottbus est une ville
    néonazie. Comment en est-on
    arrivé là?
    Simone Wendler, journaliste
    retraitée du quotidien régional
    Lausitzer Rundschau, qui connaît
    bien la question, explique que les
    structures d’extrême droite se
    sont ancrées ici au fil des années,
    au point d’être complètement
    imbriquées dans la vie sociale
    et d’avoir, en centre-ville, des
    magasins de prêt-à-porter ou des
    boutiques de tatouage. Cette sym-
    biose entre l’AfD, l’association et
    le café Mühle fait la spécificité de
    Cottbus. Et permet des rappro-
    chements [avec le Mouvement
    identitaire, par exemple] qui
    seraient sans cela impossibles.


Contestation tardive. En juillet
et en août, le collectif Appell von
Cottbus [“L’appel de Cottbus”]
a largement mobilisé l’opinion
contre l’AfD et son organisation
de jeunesse Junge Alternative
(JA). La contestation a tardé,
et elle vient principalement de
gauche. Il n’y a “pas de consen-
sus au-dessus des partis” sur la
nécessité de se positionner clai-
rement contre l’extrême droite.
Et cela tient à l’histoire, explique
Wendler.
À la fin des années 1970, quand
l’exploitation du charbon était
en pleine expansion, la ville est
passée de 65 000 à 120 000 habi-
tants. Une main-d’œuvre majori-
tairement prolétaire. Et puis, il y
a tout un faisceau de faits : la RDA

n’a pas fait un réel travail sur le
national-socialisme, les travail-
leurs immigrés du Mozambique
ou du Vietnam étaient séparés
des Allemands, et ils restaient
un temps limité. “Beaucoup aime-
raient ici que les choses restent
ainsi”, assure Wendler, par ail-
leurs convaincue que Die Linke
a aussi sa part de responsabilité :
“Le parti de gauche leur a toujours
rabâché qu’ils étaient des victimes,
victimes de la Wende [le “tournant”
de l’unification après la chute du
Mur]. Et voilà qu’arrive ce nouveau
parti qui les en sort – mais avec des
vues autrement radicales. Die Linke
a semé, l’Af D récolte.”

En ce sens, Lars Schieske,
42 ans, pompier de son état,
membre de l’AfD depuis 2015,
élu aux dernières élections muni-
cipales, a fait une belle récolte.
Au premier abord, Schieske est
très modéré. Ses thèmes de cam-
pagne : transports, éducation,
bénévolat... Sur la sortie du char-
bon, le thème qui préoccupe tout
le monde ici, il défend la ligne
du parti : maintien du charbon


  • aussi longtemps qu’il n’y a pas,
    de son point de vue, de solution
    de remplacement viable.
    Schieske n’est pas par prin-
    cipe hostile aux étrangers – s’ils
    apportent quelque chose à l’Alle-
    magne. Le droit d’asile? Il ne le
    met pas en question, si les gens

  • dès que la situation le permet

  • rentrent chez eux. Schieske se
    félicite que le café Mühle (dont
    il se dit cofondateur) soit un
    lieu ouvert à tous. Même aux
    identitaires? “À quiconque n’est
    pas extrémiste.” Depuis juillet
    dernier, les services de rensei-
    gnement les classent parmi l’ex-
    trême droite.
    Dans les années 1990, il y a eu
    des violences d’extrême droite,
    reconnaît Schieske. Mais plus
    maintenant. L’assassinat de
    Walter Lübcke [le 2 juin dernier,
    en Hesse, un homme d’extrême
    droite étant présumé coupable]?
    “Le geste d’un déséquilibré.”
    Le lendemain. Matthias Loehr,
    élu municipal de Die Linke, fait
    campagne à Sandow, le quar-
    tier neuf du centre-ville. Pour


lui, plus que le charbon, c’est la
démographie qui pose problème
en Lusace. Avec les départs
en retraite, 200 000 emplois
vont disparaître d’ici à 2035.
Et sinon, le problème, c’est
l’image de “Cottbus, ville divi-
sée”. Comment attirer des gens


  • dont on a un besoin urgent –
    dans ces conditions?


Questions sociales. À 16 heures,
Loehr remballe son stand pour
se rendre à une réunion électo-
rale du DGB [confédération syn-
dicale allemande]. Dans la salle,
une cinquantaine de personnes,
la plupart au-dessus de 60 ans. À
la tribune, à côté de Loehr (Die
Linke), Kerstin Kircheis (SPD),
un Vert et un chrétien-démocrate
(CDU). Absente : l’AfD.
Difficile de savoir s’il est bon
d’écarter du débat l’AfD – que tous
les sondages placent en tête à la
sortie des urnes le 1er septembre.
Une chose est sûre : ce soir-là, on
a parlé conventions collectives,
aide aux personnes dépendantes,
manque de personnel à l’univer-
sité de technologie ; il n’a pas été
question de réfugiés.
—Sascha Lübbe
Publié le 21 août

À la une


LES ALLEMANDS DE L’EST
TELS QU’EN EUX-MÊMES
Aux trois élections régionales
qui se tiennent dans l’est
du pays, les 1er septembre
et 27 octobre, l’AfD s’attend
à faire des scores élevés.
Selon Der Spiegel, qui
consacre sa une du 24 août au
comportement des électeurs
de l’Est, elle atteindrait 22 %
(ex aequo avec le SPD) dans
le Brandebourg et 24 % en Saxe
(derrière la CDU à 30 %,
le SPD plafonnant à 7 %).
Le 27 octobre, en Thuringe, elle
est créditée de 21 % (derrière
Die Linke à 26 % et la CDU
à 24 %, le SPD n’atteignant que
9 %) par l’institut Insa. Partout,
les Verts améliorent leur
implantation (à 11 ou 12 %).

Difficile de savoir
s’il est bon d’écarter
du débat l’Af D
que tous les sondages
placent en tête.

La sortie du charbon
est le thème qui
préoccupe tout
le monde ici, 10 000
emplois sont en jeu.

↙ Af D (Alternative pour l’Allemagne,
parti d’extrême droite).
Dessin de Schot, Pays-Bas.
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