Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1
SÉRIE 3/4
LES ÎLES
DISPUTÉES

Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 D’UN CONTINENT À L’AUTRE. 27


asie


Sakhaline

RUSSIE

CHINE
Hokkaido

Honshu

Péninsule du
Kamtchatka

500 km

JAPON

K

o

u

r

il

e

s

(R

us

sie

)

Vladivostok Océan
Pacifique

Habomai/Habomai

Frontière maritime litigieuse

Itouroup/
Etorofu

Toponymie
japonaise

Kounachir/Kunachiri
Chikotan/Shikotan

JAPON RUSSIE

100 km

Les Kouriles du Sud
(ou Territoires du Nord)
Occupées par la Russie,
revendiquées par le Japon

COURRIER INTERNATIONAL

↙ Sur l’île de Shitokan, en 2016.
Photo Kyodo/MA XPPP

—Asahi Shimbun (e x t r a i t s)
Tokyo

D


ébut juin, je me suis rendu
à Shikotan [Chikotan, en
russe], dans les Hoppo
Ryodo [les “Territoires du Nord”,
en japonais, qui
englobent quatre
îles de l’archipel des
Kouriles du Sud],
en tant que membre
d’un groupe de
visiteurs sans visa
[programme mis
en place en 1992
par les gouverne-
ments russe et japonais pour
développer les contacts entre
les deux peuples]. Même sur
cette île, moins développée que
celles d’Etorofu [Itouroup] et de
Kunashiri [Kounachir], la russi-
fication gagne du terrain. Si une
partie de la population n’est pas
hostile aux Japonais, la plupart
des habitants éprouvent manifes-
tement le sentiment de se trou-
ver en territoire russe.
C’est la première fois qu’un
journaliste de l’Asahi se ren-
dait à Shikotan depuis que le
Premier ministre, Shinzo Abe,

a commencé à négocier avec la
Russie la restitution de cette île et
des îles Habomai au Japon [avant
2018, Tokyo revendiquait la res-
titution simultanée des quatres
îles]. Bien qu’en mai dernier un
député du parti nationaliste ait
tenu des propos
déplacés [“On ne
pourra pas avancer
[sur la question] sans
faire la guerre”],
les visites ont été
maintenues.
Lors de mon séjour,
des échanges cultu-
rels tels qu’une ren-
contre de cosplay ont eu lieu
avec les résidents russes de l’île.
En 1994, après le séisme qui a
frappé les îles Kouriles, le Japon
est venu en aide aux habitants
de Shikotan, si bien que nombre
d’entre eux ont une image posi-
tive des Japonais. J’en ai même
rencontré plusieurs qui parlaient
un peu notre langue.
C’est notamment le cas d’Igor
Tomassov, 53 ans, qui est né et
a grandi sur l’île. Cela fait plus
de huit ans qu’il participe aux
échanges. Bien qu’il soit opposé
à la restitution de Shikotan, il

insistent trop les insulaires risquent
de ne plus participer au pro-
gramme. La question est délicate.”
On dit que Shikotan est
moins développée qu’Etorofu
et Kunashiri, mais elle com-
mence à changer. Après avoir
débarqué sur l’île, nous avons
voyagé dans un car qui avait
une vitre cassée, puis dans des
Mitsubishi Pajero à gros pneus.
L’artère principale reliant les
deux plus grandes localités de
Shikotan n’était pas encore gou-
dronnée, si bien que les jeeps
soulevaient des nuages de pous-
sière. Sur la route menant au sud
de l’île, nous devions rouler sur
les branches qui recouvraient
les bords de la chaussée. Et les
poteaux téléphoniques qui la
longeaient étaient réalisés avec
des troncs d’arbre. “Ce n’est pas
une route du xxie siècle. Il y a des
plans d’aménagement, mais ils
n’avancent pas du tout”, a pro-
testé un habitant.
Plusieurs bateaux abandonnés
flottaient dans le port et des bâti-
ments en ruine étaient exposés à
tous les vents. Mais, tout près de
là, des immeubles d’habitation
étaient en cours de construction,
en prévision de l’accroissement
de la population attendu cet été,
après l’ouverture d’une énorme
usine de traitement de poisson
construite dans le centre de l’île
par un groupe russe. D’une capa-
cité journalière de 900 tonnes,
cette unité produira notamment
des filets congelés de maquereau
et de colin d’Alaska.

comprend les sentiments des
Japonais qui “veulent vivre sur
l’île où ils sont nés”.
Si Shikotan et Habomai sont un
jour restituées au Japon, la ques-
tion du traitement des habitants
se posera à Shikotan, contrai-
rement à Habomai, où les seuls
résidents sont des gardes-fron-
tières russes. En cas de restitu-
tion, Igor souhaiterait “continuer
à vivre sur l’île avec les Japonais,
si le Japon le permet”.
Les insulaires que j’ai ren-
contrés dans le cadre des
échanges n’étaient pas hostiles
aux Japonais, mais je n’ai pas pu
savoir ce qu’il en était des autres.
Nous étions tenus de respecter le
programme établi au préalable.
Il était interdit de prendre en
photo les installations des gardes-
frontières russes, et, lorsqu’un
membre du groupe a sorti son
smartphone pour le faire, un
homme en uniforme s’est préci-
pité vers lui pour l’en empêcher.

Dilemme. Les autorités locales,
dans leurs discours de bienve-
nue, utilisaient des expressions
comme “Bienvenue sur notre sol”
et, dans le centre de l’île, un
panneau de 20 mètres de large
rédigé en russe portait cette
inscription : “Chikotan, l’entrée
en Russie !”
Selon Hiroshi Tokuno, 85 ans,
qui est né à Shikotan et a vécu
sur l’île jusqu’à l’âge de 13 ans,
“les groupes de visiteurs devraient
affirmer qu’en réalité l’île fait partie
du territoire japonais, mais s’ils

Selon Sergueï Oussov, admi-
nistrateur de Shikotan, l’île
compte actuellement 2 300 habi-
tants. À ce chiffre s’ajoutent
les 650 ouvriers du bâtiment,
dont certains viennent de pays
comme le Kazakhstan, l’Ukraine
et l’A r mén ie.
Selon M. Oussov, une autre
usine de traitement, d’une
capacité de 2 000 tonnes, sera
prochainement construite à
Shakotan, dans le nord de l’île,
ainsi que des logements, un jardin
d’enfants et un centre d’activi-
tés. “Quand la construction de
l’usine sera terminée, la popula-
tion va fortement augmenter”,
prédit-il d’un ton assuré.
“Quand on habite ici, il est
normal qu’on souhaite avoir de
meilleures conditions de vie. Le
Japon pourra toujours racheter
[ces installations] ultérieurement”,
dit M. Tokuno.
Les Territoires du Nord “com-
portent quatre îles, mais si les
négociations avancent pour deux
d’entre elles, il faudrait en faire des
îles idéales où les Japonais et les
Russes qui le souhaitent puissent
cohabiter. Pour les deux autres,
il est possible que les négociations
reprennent à l’avenir”, prophé-
tise le Japonais.
—Naoki Matsuyama
Publié le 25 juin

Japon-Russie.


L’archipel qui


bloque la paix


Rares sont les journalistes japonais autorisés
à mettre le pied sur les îles Kouriles du Sud,
contrôlées par la Russie. Un reporter de l’Asahi
Shimbun a pris part à une visite exceptionnelle.

Un dialogue difficile
●●● Dans l’histoire japonaise d’après-guerre, il s’agit
d’un des dossiers les plus importants. Le contentieux
territorial autour des quatre îles “occupées” par l’URSS
depuis 1945 empêche de conclure un traité de paix
avec Moscou. Toutefois, depuis qu’en septembre 2018
Vladimir Poutine a proposé au Premier ministre Shinzo Abe
d’aboutir au plus vite à la signature d’un accord, la question
est revenue au premier plan dans les négociations
diplomatiques. Moscou et Tokyo ont décidé d’accélérer
le processus de négociations de paix sur la base
de la Déclaration commune soviéto-japonaise de 1956.
L’article 9 de celle-ci, comme le rappelle le site moscovite
Vzgliad, stipule que deux des quatre îles seront rendues
au Japon après la signature du traité de paix. Or, pour signer,
les Japonais doivent reconnaître le “bilan” de la Seconde
Guerre mondiale,à savoir la souveraineté de la Russie
sur les quatre îles. En clair, ce n’est que lorsque Tokyo
aura admis que les îles sont russes que Moscou
acceptera, “en signe de bienveillance à l’égard du Japon”,
de lui donner Habomai et Shikotan.
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