Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


afrique


—Mosaic (extraits) Londres


A


yao*, 15 ans, est grand et
costaud, et, comme beau-
coup de jeunes de son âge,
veille à son apparence. Il soigne
particulièrement ses cheveux. Je
le retrouve chez lui, une simple
maison de brique de plain-pied à
Lomé, la capitale du Togo. Debout
dans sa chambre, il se coiffe devant
un miroir minuscule en grima-
çant quand le peigne se coince.
Ayao travaille pour une société
qui vend de l’eau potable. Il se
lève à 5 heures pour
charger les triporteurs
de sachets d’eau qu’il
livre aux boutiques du
coin. Ce matin, avant
de partir, il a pris deux
pilules blanches de tramadol, cha-
cune officiellement dosée à 225 mg.
Voilà quatre ans maintenant
qu’Ayao prend de 450 à 675 mg de
tramadol presque tous les jours.
La dose maximum recommandée
est de 400 mg. “Quand j’en prends,
j’ai l’impression que je peux tout
faire. Rien ne semble impossible”,
confie-t-il. Quand il est sous tra-
madol, il parle tellement vite qu’il
bégaie et bafouille.
Le tramadol est un opioïde de
synthèse utilisé pour traiter les
douleurs modérées à moyenne-
ment fortes. Cet antalgique est
relativement sûr, bon marché et
largement accessible, contrai-
rement aux autres. Il est pres-
crit en cas de cancer, de suites
opératoires ou de douleurs chro-
niques. Au Togo, comme dans


plusieurs autres pays, il est consi-
déré comme un “médicament
essentiel” [selon la classification
de l’Organisation mondiale de la
santé (OMS)], dont les services de
santé doivent disposer en perma-
nence pour répondre aux besoins
de la population.
Le tramadol a d’autres effets. Il
est parfois sédatif mais, pris par
voie orale à forte dose, il a une
action euphorisante comparable
à celle de l’héroïne.
Les réfugiés du nord du Nigeria
en prennent pour gérer le stress
post-traumatique. Il
est connu dans les
établissements sco-
laires du Gabon sous
le nom de kobolo, et la
tramadol dance – des
mouvements de zombie inspirés
du comportement des personnes
sous tramadol – fait fureur au
Ghana. Les musiciens de Sierra
Leone, du Togo et du Nigeria ont
écrit des chansons dessus. Il est
apprécié au Mali, au Niger et au
Burkina Faso. Les combattants
[des groupes terroristes] Boko
Haram et Daech en prennent, et
leurs cachets sont surnommés
“les pilules djihadistes”.
Dix fois moins puissant que la
morphine, le tramadol est consi-
déré comme faiblement addic-
tif et n’est donc pas réglementé
par les Nations unies. Chaque
pays établit sa réglementation
en matière de production, d’im-
portation, d’exportation, de dis-
tribution et de consommation.
Des règles à l’efficacité douteuse.

son père, qui est maçon, le samedi.
Le dimanche, il va courir et joue
parfois au football. Il lui faut du
tramadol pour toutes ces activités.
Ayao est loin d’être le seul à
prendre du tramadol à des fins
non médicales.

Surexcités. Discussion avec un
groupe de chauffeurs de moto-
taxi dans un autre quartier de
Lomé. Ils ont tous des choses à
dire sur le tramadol. Certains de
leurs collègues ont eu un acci-
dent, et n’ont même pas remarqué
qu’ils étaient blessés parce qu’ils
ne sentaient aucune douleur ; ils
peuvent passer toute une jour-
née sans manger ; ils mélangent
le tramadol avec des boissons
énergétiques, du café instan-
tané ou du sodabi, un alcool fort
local, pour en augmenter l’effet.
L’un d’entre eux astique sa moto
avec un tissu et une brosse à dents
de façon obsessionnelle. Même si
l’engin étincelle sous le soleil, il
continue. Ceux qui prennent du
tramadol sont surexcités et inca-
pables de rester tranquilles.
Une travailleuse du sexe en
prend tous les jours depuis deux
ans parce que ça lui permet de
traiter plus de clients et d’arpen-
ter les rues la nuit. Certaines filles
perdent le contrôle, deviennent
angoissées et cherchent la
bagarre, d’autres s’endorment
avec les clients. Elle sait quand
ses clients en ont pris aussi. “Ils
sont plus excités et brutaux.”
Le tramadol [se présente sous
forme de gélule ou de cachet]

La consommation illicite de tra-
madol fait rage en Afrique du
Nord, en Afrique de l’Ouest et
au Moyen-Orient.
Quand Ayao a commencé à en
prendre, il était encore à l’école. Il
était tout le temps fatigué, alors
que certains de ses camarades
étaient toujours en forme. “Je
voyais mes potes, et je me deman-
dais : ‘Comment ils font pour
réagir vite vite comme ça ?’” L’u n
d’entre eux l’a emmené voir une
vieille dame qui vendait des bon-
bons, des biscuits et des médi-
caments dans une minuscule
boutique du coin. Ils ont acheté
des capsules vertes de trama-
dol, et c’est comme ça que tout
a commencé. Il aimait l’effet que
ça lui faisait. “Je me sentais léger et
bien dans ma peau”, explique-t-il.
La réalité était cependant dif-
férente. Son comportement a
changé. “En classe, j’étais trop à
fleur de peau”, confie-t-il. Il s’est
mis à manquer de respect aux
professeurs et a fini par se faire
expulser. Aucun établissement
scolaire public ne veut le prendre,
et il n’a pas l’argent pour aller
dans le privé.
Comme il ne peut plus aller à
l’école (même si c’est obligatoire
à son âge), il travaille. Il livre de
l’eau pendant la semaine et aide

et s’achète à l’unité auprès des
femmes du marché, de dea-
lers de drogue et de vendeurs
de rue de thé et de café moyen-
nant 250 à 500  francs CFA
[40 à 80 centimes d’euros], selon
le dosage. Le salaire minimum
est de 35 000 francs [environ
50 euros] par mois au Togo.
Un chauffeur de mototaxi de
36 ans raconte qu’il a une fois réussi
à arrêter pendant trois mois. Il avait
mal partout. “C’était une bataille
mentale et j’ai perdu”, confie-t-il.
Tout le monde autour de lui prend
du tramadol. Beaucoup veulent
arrêter mais ne savent pas où trou-
ver de l’aide. Les rares possibilités
se trouvent souvent au sein d’hô-
pitaux psychiatriques. Or il est
très mal vu d’aller dans ces insti-
tutions. On est peut-être drogué,
mais on n’est pas fou**.

“Bonnes dames”. La plupart
des gens en Afrique subsaharienne
achètent leurs médicaments sous
le manteau. Le vendeur comme
l’acheteur ne sait souvent pas vrai-
ment ce qui est vendu et acheté,
d’autant qu’il arrive souvent que
les pilules ne contiennent pas ce
qui est indiqué sur le paquet. Le
tramadol utilisé à des fins non
médicales est en général un pro-
duit de mauvaise qualité fabriqué
sans licence ou contrefait, essen-
tiellement en Inde et en Chine,
puis introduit en fraude.
“Nous constatons une augmen-
tation des crises dues au tramadol
dans plusieurs pays, en particulier
ceux qui possèdent des frontières

Santé.


Les ravages


silencieux


des opioïdes


La consommation abusive de tramadol



  • un antidouleur bon marché aux effets


euphorisants – s’est répandue sur le continent


africain. Reportage à Lomé, où les autorités


togolaises peinent à contrer un trafic tentaculaire.


“Quand j’en prends,
j’ai l’impression que
je peux tout faire.”
Ayao,
CONSOMMATEUR DE TRAMADOL

REPORTAGE
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