Courrier international — n 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 AFRIQUE. 29
Lomé
300 km
BURKINA FASO
GHANA
BÉNIN
NIGERIA
Océan
Atlantique
COURRIER INTERNATIONAL
TOGO
maritimes par où arrive le pro-
duit – le Bénin, le Ghana, la Côte
d’Ivoire et le Nigeria”, déclare
Jeff ery Bawa, administrateur du
programme Sahel de l’Offi ce des
Nations unies contre la drogue et
le crime (ONUDC).
Le Nigeria a saisi 6,4 milliards
de cachets de tramadol rien qu’en
- La cargaison est déchar-
gée dans les ports de l’Afrique
de l’Ouest et transportée dans
toute la région. Au Togo, aucune
saisie d’importance n’a eu lieu
depuis deux ans, mais les des-
centes sur les étals du marché
ont augmenté, et le tramadol
s’est fait discret. “Maintenant que
nous avons commencé à frapper, à
réprimer, à saisir les produits illi-
cites vendus par les bonnes dames**
(les femmes du marché), le trama-
dol n’est plus vendu au vu et au su de
tou s”, déclare Mawouéna Bohm,
la secrétaire permanente adjointe
du Comité national antidrogue,
“les bonnes dames ne vendent plus
qu’à des clients qu’elles connaissent
très bien, en utilisant des codes
secrets entre eux.” Conséquence
de la répression, les prix ont for-
tement augmenté au cours des
derniers mois.
La corruption, la porosité des
frontières et la libre circulation
des personnes posent problème.
Selon Olivia Boateng, de l’Au-
torité gouvernementale de l’ali-
mentation et du médicament du
Ghana, la plupart des vendeurs de
rue arrêtés au Ghana venaient du
Niger, du Nigeria et du Togo. “Ils
transportaient le tramadol à moto
Cette maladie est répandue en
Afrique subsaharienne, en Inde,
en Arabie Saoudite et dans les
pays méditerranéens. On estime
à 4 % le nombre des personnes
atteintes au Togo. “Je ne souhaite
cette maladie à personne, même à
mon pire ennemi”, déclare Grace.
Voilà cinq jours qu’elle connaît
un de ces épisodes douloureux.
“Si la douleur est gentille avec moi,
elle arrive lentement, mais la plu-
part du temps, elle surgit d’un coup”,
pou rsu it- elle.
Seules des injections régulières
d’antalgiques lui apportent un
soulagement. Le problème, c’est
que le tramadol n’est souvent
pas suffi sant. Or on trouve rare-
ment des produits plus forts au
Togo. “Quand on prescrit [de la
morphine], il faut faire le tour de
toutes les pharmacies de Lomé pour
avoir une chance d’en trouver”,
déclare Hèzouwè Magnang, le
directeur du Centre national de
recherche et de soins aux dré-
panocytaires. Contrairement
au tramadol, les substances de
classe 3, la morphine par exemple,
font l’objet d’une réglementation
internationale, et chaque pays
doit publier chaque année une
estimation de ses besoins. “C’est
souvent un problème”, explique
Thomas Pietschmann, un expert
en passant par des itinéraires non
autor i sés.”
La Commission des stupéfi ants
des Nations unies a malgré tout
refusé d’ajouter le tramadol à la
liste des substances classées, au
motif que cela risquait d’en rendre
l’accès plus diffi cile aux habitants
des pays à faibles revenus qui en
ont vraiment besoin.
Morphine. Un quartier tranquille
de Lomé. Grace Kudzu regarde
sa montre. C’est l’heure de sa
piqûre. Elle attrape un petit sac en
vinyle marron, sort de la grande
maison de ses parents, traverse la
véranda, passe la porte du jardin
et emprunte une route sableuse.
Sa démarche est contrôlée et lente.
Elle semble presque économiser
ses mouvements. Deux rues plus
loin, elle entre dans une cour où
elle est saluée par Kodjo Touré*.
Cet infi rmier, vêtu d’un tablier
blanc, tient une petite clinique
de quartier chez lui.
Grace souff re de drépanocy-
tose, une maladie génétique des
globules rouges. Ces derniers
ont normalement la forme d’un
anneau, ce qui les rend fl exibles
et leur permet de se glisser dans
les vaisseaux sanguins les plus
petits. En cas de drépanocytose,
ils ont la forme d’un croissant et
sont rigides. S’ils se retrouvent
coincés dans les capillaires, ils
bloquent l’arrivée du sang dans
certaines parties du corps, ce
qui peut causer des dégâts aux
os, aux muscles et aux organes
et provoque d’atroces douleurs.
de l’ONUDC. “Le calcul est simple
- il y a tant de malades donc il faut
tant de médicaments contre la dou-
leur –, mais nombre de pays ne
déclarent pas le véritable volume de
substances classées dont a besoin la
population, pour ne pas ternir leur
image. Ce qui conduit à une pénurie
catastrophique d’opioïdes classés,
comme la morphine, en particulier
dans les pays d’Afrique et d’Asie.”
D’après l’OMS, 5,5 milliards de
personnes, soit 83 % de la popu-
lation mondiale, vivent dans des
pays ayant peu ou pas accès à des
médicaments classés, et ayant
trop peu accès aux traitements
des douleurs modérées et fortes.
Retour à Lomé. Ayao traîne
avec un ami dans son quartier. Ils
parlent d’une petite pilule blanche
baptisée Écouteurs* qui vient d’ar-
river dans la rue. Ils ne savent pas
exactement ce que c’est, juste que
c’est beaucoup plus puissant que
le tramadol, et moins cher.
Aucun des deux ne semble pour-
tant avoir envie d’y toucher. Ils
ont entendu dire que ça abrutis-
sait. D’ailleurs, Ayao regrette l’im-
pact que le tramadol a sur sa vie.
Il se sent exclu quand ses anciens
camarades de classe parlent de ce
qui se passe à l’école. Peut-être
que les choses seraient diff érentes
aujourd’hui si on lui avait expli-
qué les dangers du tramadol avant
qu’il ne se mette à en prendre.
—Laura Salm-Reiff erscheidt
Publié le 23 juillet
* Certains noms ont été modifi és.
** En français dans le texte.
DES SAISIES
DES OPIACÉS
L’Afrique du Nord, l’Afrique
centrale et l’Afrique de
l’Ouest représentent 87 %
des saisies des opiacés
réalisées dans le monde,
selon l’Offi ce des Nations
unies contre la drogue
et le crime (ONUDC).
Ce chiff re est presque
entièrement dû au trafi c
de tramadol.
87 %
SOURCE
MOSAIC
Londres, Royaume-Uni
mosaicscience.com
Ce magazine en ligne,
consacré “à l’exploration
des sciences de la vie”, a été
créé en 2014 par le Wellcome
Trust, un fonds britannique
qui veut “encourager et
promouvoir la recherche
afi n d’améliorer la santé
de l’homme et des animaux”.
Le site est indépendant sur le
plan éditorial, et ses articles
sont en accès gratuit.
Le Nigeria a saisi
6,4 milliards de
cachets de tramadol
rien qu’en 2018.
← De gauche à droite :
Ayao dans son quartier,
à Lomé, le 1er avril.
Grace Kudzu, souff rant
de dépranocytose,
s’injecte du kétoprofène,
le 30 mars.
Des médicaments
sur le marché de Lomé,
le 1er avril.
Photos Nyani Quarmine/
PA NOS-REA