Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


amériques


—La Tercera
Santiago


U


ne inf lation de près de
55 % en douze mois, un
taux de chômage qui
s’élève à 10,1 %, et une baisse de
la croissance d’au moins 1,5 % cette
année. Les raisons qui poussent
les Argentins à s’expatrier pour
trouver des débouchés sont nom-
breuses. Et leur première destina-
tion est le Chili.
Il faut dire que depuis les élec-
tions primaires du dimanche
11 août, où [le candidat à la pré-
sidentielle] Alberto Fernández a
obtenu 15 points de plus que l’ac-
tuel président, Mauricio Macri,
la situation n’est guère encou-
rageante pour les investisseurs.
Alors nos voisins argentins ont le
regard tourné vers nous depuis
plusieurs mois. Et il est probable
que leur intérêt pour le Chili s’in-
tensifie face à la possibilité réelle
que le kirchnérisme revienne au
pouvoir.
“Après la crise de 2008, de nom-
breux Argentins se sont installés ici
en peu de temps. Cette année, le même
phénomène se reproduit”, indique


Max Vicuña, associé du cabinet
de recrutement Amrop.
Ce phénomène s’accentue. Selon
les données du cabinet Randstad,
entre mai et août 2019, le nombre
de candidatures d’Argentins au
Chili a augmenté de 247 % par rap-
port à la même période de l’année
dernière. “Avec l’inflation, le pou-
voir d’achat des salariés s’est effon-
dré”, explique Francisco Torres,
un responsable de l’agence.
Selon des sondages réalisés par
ce cabinet, la peur des Argentins
de perdre leur emploi a augmenté
de 4,6 % entre 2015 et 2019, et
a atteint 8,4 % au second tri-
mestre 2019. Au Chili, elle est
estimée à 5,7 %, bien moins que
chez nos voisins.
De plus, au cours des quatre
dernières années, près de
20 000 entreprises [argentines]
ont cessé leur activité, un record
depuis 2001. Parmi les exemples
les plus récents, Honda a annoncé
le mercredi 13 août la fermeture
de son usine, laissant quelque
500 personnes sur le carreau. “La
récession a des conséquences géné-
ralisées sur l’ensemble de la popu-
lation et touche toutes les catégories

Mais, aujourd’hui, les gens ont
déchanté. Rien ne s’est passé
comme ils l’auraient souhaité.
Après les résultats des primaires
[dont le résultat préfigure souvent
l’issue de l’élection elle-même], le
hashtag “#la seule issue possible
pour les Argentins, c’est Ezeiza”,
en référence à l’aéroport interna-
tional de Buenos Aires, a fait le
tour de la twittosphère argentine.
“J’ai l’impression qu’aujourd’hui
les Argentins viennent bien plus
volontiers au Chili”, estime Nicholas
Schmidt, consultant chez Spencer
Stuart. Un article publié en avril
dernier par l’agence américaine

de presse AP (Associated Press)
montrait par ailleurs que les jeunes
Argentins avaient tendance à partir
en Europe pour chercher du travail.
L’agence comparait la situation
actuelle du pays à l’hyperinflation
des années 1990, ou à la crise socio-
économique de 2001 [un pic dans
une sévère crise qui a provoqué
une dévaluation telle que la mon-
naie n’avait plus aucune valeur].
Or s’il y a une chose qui carac-
térise les Argentins par rapport à
leurs voisins d’Amérique du Sud,
c’est leur facilité à s’expatrier.
C’est ce qu’a fait, par exemple,
l’économiste Nora Balzarotti,
qui occupe aujourd’hui un poste
chez Euromonitor International
[un cabinet d’études de marché].
Elle est arrivée au Chili en 2010.
Deux ans auparavant, elle avait
décidé, avec mari et enfants, de
quitter l’Argentine. Pour elle, c’est
la confiscation des fonds de pen-
sion qui a fait déborder le vase,
en la privant de la majorité de
ses économies. “Ils m’ont tout pris
avant de me dire que je toucherais
un jour une retraite décidée par les
politiques, sans lien avec mes reve-
nus”, raconte-t-elle. Son départ
était définitif, elle l’a toujours su :
“J’étais tellement horrifiée par ce que
je voyais qu’on a tout vendu avant de
partir. On a décidé de s’installer au
Chili et de ne rentrer en Argentine
que ponctuellement.” Elle n’a pas
changé d’avis depuis.
Au Chili, elle a rapidement
trouvé du travail. Selon les chiffres
officiels, le Chili est le troisième
pays en matière d’immigrés argen-
tins (ils y sont 66 000), après l’Es-
pagne et les États-Unis.

socioprofessionnelles : le nombre de
chômeurs atteint presque les 2 mil-
lion s”, indique Francisco Torres.
Depuis un an, l’Argentine
compte 3,6 millions de nouveaux
pauvres, et le taux de pauvreté
s’élève à 34,1 %. De surcroît, il
n’est pas exclu qu’il atteigne 37 %
à la fin de l’année.
En à peine trois jours après les
élections, les locaux chiliens de
la multinationale DNA Human
Capital se sont mis à crouler sous
les CV argentins. L’entreprise a
immédiatement fait le lien avec
les primaires.

Qualifiés. “Les Argentins savent
ce qui va se passer. Ils s’attendent à
une période de crise, d’incertitude,
de hausse de la pression fiscale, et
ils en ont assez”, affirme Alfonso
Ochoa, directeur de l’entreprise.
Les cabinets de recrutement
s’accordent à dire qu’en 2015,
avec l’arrivée de Macri au pou-
voir, l’immigration en prove-
nance d’Argentine avait ralenti.
“Je connais personnellement beau-
coup d’Argentins qui s’étaient ins-
tallés au Chili et qui sont alors
rentrés au pays”, précise Ochoa.

Nora Balzarotti estime probable
qu’Alberto Fernández devienne
le prochain président du pays,
et elle constate que ses compa-
triotes sont de plus en plus nom-
breux au Chili.
Les Argentins sont hautement
qualifiés, performants, ils ont des
diplômes et parlent plusieurs lan-
gues, et, pour ces raisons, ils sont
appréciés sur le marché du travail.
Selon Max Vicuña, un cadre argen-
tin est aujourd’hui autant demandé
qu’un Chilien, ce qui n’était pas
le cas il y a dix ans.
À l’instar de Nora Balzarotti,
de nombreux managers argen-
tins ont jeté leur dévolu sur notre
pays. Ils sont présents au sein des
directions de presque toutes les
grandes entreprises chiliennes.
“Ils sont très qualifiés, c’est une
source de talents pour nous”, résume
Nicholas Schmidt.
Et ces cadres ont à nouveau
le Chili dans leur ligne de mire.
Comme le dit Luis Garreaud, le
partenaire local du cabinet de
recrutement Egon Zehnder  :
“Les Argentins ont compris que si
le kirchnérisme revenait au pou-
voir les choses allaient se compli-
quer. Dans ce cas, ils n’en seront que
plus nombreux à venir au Chili, ça
ne fait aucun doute.”
—María José Tapia
Publié le 17 août

Argentine. Les cadres sup


émigrent vers le Chili


À l’approche de l’élection présidentielle, de nombreux Argentins,


déjà frappés par la crise économique, s’inquiètent des bouleversements


à venir si le pouvoir changeait de camp. Les plus qualifiés quittent le pays.


Contexte


●●● Les élections primaires,
ouvertes à tous les électeurs,
constituent le galop d’essai de
l’élection présidentielle qui aura
lieu le 27 octobre. Leur résultat
préfigure habituellement l’issue
du scrutin présidentiel lui-même.
Le 11 août, les Argentins
plébiscitent le binôme péroniste
conduit par Alberto Fernández,
allié à l’ancienne présidente
Cristina Kirchner, au détriment
du président sortant candidat
à sa réélection, Mauricio Macri.
Dès le lendemain, l’économie
du pays “s’effondre à nouveau”,
écrit Clarín. La monnaie chute,
tout comme la Bourse,
qui s’affaisse de près de 38 %.
Le peso argentin subit trois jours
de turbulences, se dépréciant de
25 %. Pour apaiser la population,
Mauricio Macri prend alors des
mesures en faveur du pouvoir
d’achat, comme la suspension
de la TVA sur les aliments
de première nécessité et le gel
du prix de l’essence.

En quatre ans, près
de 20 000 entreprises
ont cessé leur activité.

↙ Dessin de Vlahovic,
Serbie.
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