Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

Courrier international — n 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 TRANSVERSALES. 35


Si l’État allemand
dépensait plus,
cela stimulerait
la croissance
en Europe.

—Bloomberg
Businessweek (e x t r a i t s)
Ne w Yo rk

L


e taux d’intérêt des obli-
gations souveraines de
l’Allemagne à trente ans
est désormais négatif [sur le
marché secondaire]. En Suisse,
la banque UBS prévoit de factu-
rer des frais annuels de 0,6 % pour
les dépôts de certains clients for-
tunés [à partir de 500000 euros].
Au Danemark, une banque vend,
pour la première fois, des titres
adossés à des créances immobi-
lières dont le coupon est négatif.
Les taux négatifs font leur appa-
rition un peu partout, ce qui bou-
leverse les notions traditionnelles
de prêt et d’emprunt. Un rende-
ment négatif? On semble mar-
cher sur la tête. Normalement,
le prêteur est rémunéré pour se

L’Europe croule


sous les liquidités


Il y a tellement d’épargne disponible
qu’il est normal qu’elle ne rapporte quasiment
rien, explique cet hebdomadaire américain.

C’est quelque chose que l’on vous
doit. Quand vous vous connec-
tez à votre espace client et que
vous constatez que vous avez
10000 dollars sur votre compte
d’épargne, ça signifi e que votre
banque vous doit 10000 dollars.
Et comment fait-elle pour vous
les rendre? Elle s’adresse à ceux
qui lui doivent de l’argent. Peut-
être détient-elle des obligations
souveraines (auquel cas, l’État lui
doit de l’argent), à moins que ça
ne soit des prêts aux ménages et
aux entreprises (c’est alors le sec-
teur privé qui est son débiteur).
Vous voyez le topo.
En d’autres termes, conser-
ver de l’argent à la banque sup-
pose qu’il existe quelque part un
emprunteur qui paiera la banque.

Ainsi, tout comme il coûte plus
cher de stocker du blé quand il y
a abondance de blé et pénurie de
silos, il coûte plus cher de stocker
de l’argent quand l’épargne est
abondante mais que peu de gens
contractent des crédits.
C’est exactement la situation
dans laquelle nous nous trouvons
aujourd’hui. La concentration sans
précédent des richesses et l’ato-
nie de la croissance dans le monde
développé font que quelques per-
sonnes sont assises sur un gros tas
de liquidités et que peu de gens
ont des occasions d’investisse-
ment justifi ant qu’ils empruntent.
La raison pour laquelle l’Eu-
rope est l’épicentre de l’explo-
sion des taux d’intérêt négatifs
s’explique facilement. La crois-
sance est médiocre depuis tou-
jours, du moins c’est l’impression
qu’on a, il y a pléthore d’argent et
il y a une relative pénurie d’ins-
titutions stables où entreposer
ses fonds.
Prenons l’exemple de la Suisse.
C’est l’une des places bancaires
les plus stables du monde, et tout
autour il y a une foule de gens
qui ont été eff rayés par la fragi-
lité de certaines banques et les
risques associés à des obliga-
tions d’État [lors de la crise fi nan-
cière]. Naturellement, si vous êtes
riche et en Europe, vous souhai-
tez confi er votre argent à UBS. Et

séparer de ses capitaux et l’em-
prunteur paie pour utiliser ces
fonds. Il semble fou que qui que
ce soit se défasse volontairement
de son argent en sachant qu’il
en récupérera moins à l’arrivée.
Mais si les taux négatifs étaient
un phénomène tout à fait normal?
Imaginons, l’espace d’un instant,
un monde dépourvu de système
fi nancier. Les gens n’accumulent
pas de richesses sous la forme de
papier (liquidités, obligations,
actions, etc.), ils bâtissent leur
fortune en achetant énormément
de biens physiques. Des manoirs,
des œuvres d’art ou des stocks de
céréales, par exemple. Il va de soi
que l’entretien d’un tel patrimoine
a un coût : les biens se dégradent
au fi l du temps, il faut employer
des agents de sécurité, le tout peut
partir en fumée dans un incendie.
Placer sa fortune dans des biens
physiques a un prix – une sorte de
taux d’intérêt négatif, fi nalement.

Jeux d’écriture. Naturellement,
tout cela existe aujourd’hui. Vous
pouvez entreposer à la banque de
l’or, des montres et des aff aires
ayant une valeur sentimentale, et
il faut pour cela louer un coff re. Si
vous préférez le pétrole ou le blé,
et que vous souhaitez le consom-
mer vous-même ou le vendre l’an-
née prochaine, il faut louer un
local de stockage – un silo par
exemple. Mais s’il y a un trop-
plein de pétrole ou de céréales,
et plus beaucoup de place dans
les silos, les frais de stockage
augmenteront.
Mais en l’occurrence, c’est d’ar-
gent qu’il est question! Pourquoi
faudrait-il en facturer le stockage?
Nous savons tous qu’à l’époque
contemporaine l’argent n’est que
jeux d’écriture sur des registres
virtuels, hébergés sur les ser-
veurs d’une banque. Pourquoi
cela devrait-il coûter quelque
chose à quelqu’un?
Eh bien, il faut se souvenir que
l’argent conservé à la banque ne
vous appartient pas réellement.

coût d’opportunité” de conser-
ver des liquidités pourrait être
élevé. “Tant qu’il y a de la musique,
il faut se lever et danser”, c’est ce
qu’avait déclaré Chuck Prince, le
patron de Citigroup [le 9 juillet
2007, avant que la crise des sub-
primes n’éclate] – une position
qui a fi ni par lui coûter son poste
[quatre mois plus tard] et a fait
plonger la banque [elle sera ren-
fl ouée par le Trésor américain
en novembre 2008].
Alors, quelle est la solution? Les
clients prudents qui restent atta-
chés aux liquidités mais veulent
esquiver les taux d’intérêt négatifs
doivent songer à ceci : pour 1 000
francs suisses par an, n’importe
quelle banque privée vous four-
nira un coff re d’un mètre cube.
Avec des billets de 1000 francs,
cet espace devrait suffi re à mettre
de côté près de 1 milliard de francs
suisses. Ça vous reviendra nette-
ment moins cher que les 7,5 mil-
lions de francs que vous coûterait
un taux d’intérêt de – 0,75 %.
Ce n’est pas la dynamique qu’es-
péraient enclencher les décideurs
politiques, mais planquer de l’ar-
gent dans un coff re commence à
avoir du sens. Bienvenue dans le
terrier du Lapin Blanc.
—Patrick Jenkins
Publié le 5 août


puisque la capacité d’UBS à vous
payer des intérêts n’est pas illi-
mitée, alors c’est à vous de payer
pour avoir le privilège de lui lais-
ser votre argent. Désolé, mais
vous n’avez pas vraiment le choix.
De toute façon, le fait de payer
des frais simplement pour garder
votre capital ne devrait pas appa-
raître si bizarre. La gestion de
fortune est un gros business jus-
tement parce qu’il n’est pas futile
de vouloir conserver son argent
et de pouvoir le récupérer plus
tard. Soyons logiques : pourquoi
serait-il normal de payer 2 % de
frais par an et l’équivalent de 20 %
des bénéfi ces à un gestionnaire
de portefeuille dont le service
consiste à protéger votre richesse
des fl uctuations du marché et
de l’économie, mais incongru
de payer 0,1 % à l’État allemand
pour une obligation qui, histori-
quement, a fort bien protégé votre
fortune contre ce type de fl uc-
tuations? Même quand les taux
étaient positifs dans le monde
entier, stocker l’argent pendant
une longue durée n’a jamais été
gratuit. Les professionnels ont
toujours été très bien rémuné-
rés pour faire ce boulot.

Coût politique. On peut tou-
tefois comprendre l’épargnant
allemand, qui ne veut pas avoir
à choisir entre acheter des obli-
gations à rendement négatif et
investir dans des actions consi-
dérablement surévaluées. Mais il
y a des choses que l’on peut faire.
Pas toutes nécessairement sédui-
santes : par exemple, les autorités
de régulation pourraient se lais-
ser aller et encourager les banques
à prêter de l’argent gratuitement
aux gens peu solvables pour qu’ils
achètent des maisons, des voi-
tures ou des bateaux. Ces prêts
nous permettraient de fabriquer
toutes sortes de produits fi nan-
ciers aux rendements juteux. Les
banques allemandes se sont gavées
de ce genre de truc au début des
années 2000 – et cela ne s’est pas
très bien terminé.
Une autre possibilité, c’est que
l’État allemand dépense plus d’ar-
gent, ce qui stimulerait la crois-
sance dans toute l’Europe ; prêter
des capitaux pourrait alors deve-
nir rémunérateur. Mais sur le plan
politique, les épargnants alle-
mands ne sont sans doute pas
prêts à en payer le prix.
—Joe Weisenthal
Publié le 8 août

Les entreprises en proitent


pour racheter leurs actions


●●● “Quand la Réserve
fédérale baisse ses taux
d’intérêt, et donc, le coût
des emprunts, c’est censé
stimuler directement
l’économie. Mais une pièce
essentielle de ce mécanisme
est cassée”, constate
Bloomberg Businessweek.
Certes, les entreprises
américaines empruntent
massivement, mais au lieu
d’investir cet argent,
elles préfèrent en faire
profi ter leurs actionnaires
en rachetant leurs propres
titres en Bourse pour
les annuler. L’intérêt? Cela
augmente mécaniquement
le cours de l’action
et le bénéfi ce par action,
et donc, le dividende.
Ces opérations devraient
représenter 1000 milliards
de dollars cette année,

soit encore plus qu’en 2018,
ajoute l’hebdomadaire
américain, qui s’appuie sur
une étude de Goldman Sachs.
“Aujourd’hui, plus de 90 %
des bénéfi ces des entreprises
servent à racheter
des actions et à verser
des dividendes”, plutôt
qu’à “créer des emplois
ou à faire de la recherche-
développement”, précise
Jacobin. Cela ne profi te
qu’à une petite minorité de
personnes – dont les cadres
dirigeants de ces entreprises,
qui touchent souvent
une partie de leur
rémunération sous forme
d’actions. Quelque “85 %
de toutes les actions
sont entre les mains des 10 %
d’Américains les plus riches”,
ajoute ce trimestriel
américain de gauche.
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