Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

À Santiago,


la fin des cinémas


“très spéciaux”


—The Clinic Santiago

I


l est 16 heures ce vendredi quand les
34 spectateurs du Nilo et du Mayo
sortent des deux salles de cinéma.
La plupart de ces hommes, un peu perdus,
ajustent leur pantalon et resserrent
leur ceinture en jetant autour d’eux
un regard vide. Seuls employés
présents à cette heure, deux ouvreurs, pelle
et balai en main, répètent inlassablement
la même réponse : “C’est fini, on ferme !”
Ces habitués, âgés de 30 à 80 ans à vue
de nez mais principalement d’âge mûr,
avaient coutume de venir dans ces salles
obscures chercher un peu de plaisir, la
compagnie d’un corps, voire son contact.
Dans cet inframonde du centre historique

grand monde non plus. On flirte ici avec
les limites de la légalité : fumer et boire
quelques bières, c’est normal. Enfin, ça
l’était. Car c’est terminé [la dernière séance
a eu lieu le 31 mai dernier].
Le cinéma est arrivé au Chili en 1896
au Teatro Unión Central de Santiago, soit
un an après la toute première projection
de l’histoire, en France. Dans les années
1940 déjà, on estime que le pays comptait
près de 250 salles. Les cinémas El Nilo
et El Mayo [situés côte à côte et appar-
tenant au même propriétaire], eux, sont
nés en 1952, et ont commencé par la dif-
fusion de films familiaux et pour enfants
avant de passer au cinéma érotique, puis
au X. “J’avais 9 ans quand mon père a signé
le premier contrat de location du cinéma.
Jusque-là, ce n’étaient pas des salles pornos,
les cinés étaient connus pour passer des films
de karaté, des Bruce Lee”, raconte F. G., qui
a été le dernier locataire.
Au pied des escaliers, aux marches amor-
ties par une luxueuse moquette, après une
enseigne annonçant des “programas muy
especiales” [“programmes très spéciaux”]
et réservés aux adultes, le Nilo se trouve
à gauche, le Mayo à droite. Des salles de
grande capacité qui pouvaient accueillir
jadis jusqu’à 800 spectateurs, Ces dernières
années, les deux salles avaient réduit leurs
moyens techniques au strict minimum : un
lecteur DVD relié à un vidéoprojecteur et
une sono. Plus une trace des vieilles bobines,
et les vieux projecteurs semblent des tré-
sors parmi un tas de vieilles boîtes de CD
et de jaquettes imprimées à bas coût. Des
vêtements et des chaussures abandonnés
jonchent le sol, des peluches prennent la
poussière sur des empilements de disques,
des sacs plastique traînent avec des can-
nettes de bière et des restes d’on ne sait
quand. Plusieurs affichettes de la direction

de Santiago, la capitale chilienne, tout était
permis. À en croire les clients eux-mêmes,
la plupart de ces spectateurs prenant place
devant Cara de niña, culo de experta [“Visage
d’enfant, cul d’experte”], Camarera lujuriosa
[“Serveuse asservie”], Chantaje femenino
[“Chantage au féminin”] ou Chicas
hambrientas se lo comen todo [“Les
filles affamées avalent”] étaient
des homosexuels. Seuls 5 % étaient des
hommes hétéros cherchant à avoir un rap-
port sexuel, moyennant finance si besoin.
Personne ne s’intéresse visiblement à l’in-
trigue du film, et personne ne trouve rien à
redire au fait que la programmation se can-
tonne à une pornographie hétérosexuelle.
L’odeur de tabac, les bruits de masturbation
et les effluves corporels ne dérangent pas

invitent à respecter la propreté des lieux.
Certains des témoins interrogés pour ce
reportage n’ont accepté de répondre qu’à
condition de ne pas être enregistrés autre-
ment que par des notes écrites. D’autres
interlocuteurs ont demandé le couvert
de l’anonymat – les clients de ces ciné-
mas ont souvent une double vie. Les plus
âgés se connaissent depuis des décennies
et passent des heures à discuter, aussi, au
ciné. Par crainte ou par pudeur, quelle que
soit leur raison, ils préfèrent rester pru-
dents. Ce cinéma est leur forteresse, ce
fut leur Grindr, leur Tinder aux époques
les plus sombres et les plus rudes de l’his-
toire du Chili [et notamment sous la dicta-
ture d’Augusto Pinochet, de 1973 à 1990].

Fernando, 77 ans, ancien employé de
bureau à la retraite, a été durant vingt-six
ans un client assidu du Nilo et du Mayo. “Ici
se retrouvaient tous ceux qui cherchaient un
peu de compréhension, un moyen d’apaiser
leur conscience. Moi, ici, je me suis fait vingt
copains parmi des jeunes. Et regarde-moi, il
faut que j’atteigne presque 80 ans pour rac-
crocher le string! s’a muse-t-il. Les premiers
temps, j’étais prudent, incrédule, et puis je me
suis détendu. Ensuite tout est devenu facile. Il y
avait toujours quelqu’un qui avait besoin d’un
câlin, faute d’être compris chez soi. Ou simple-
ment parce qu’à la maison il n’y avait pas ce
qu’il y avait ici, explique Fernando. Ici, on est
bien, les gens sont là pour une raison simple :
satisfaire leurs instincts. Ni plus ni moins !”
“Ici, cela se passe entre hommes, pour cer-
tains mariés. Du sexe brut... Il fallait essayer

CINÉMA

plein écran.


Repères


L’HOMOSEXUALITÉ
AU CHILI
Le Chili a longtemps été l’un
des pays les plus conservateurs
d’Amérique latine, notamment
sous la dictature d’Augusto Pinochet
(1973-1990). Jusqu’en 1999,
l’homosexualité restait passible
de prison.
La situation a un peu évolué
ces dernières années, mais l’influence
de l’Église catholique demeure
très forte. Depuis 2012, l’homophobie
est un délit, et les unions civiles
(équivalant au Pacs) de personnes
de même sexe sont devenues légales
en 2015. Le mariage gay, lui,
n’est toujours pas autorisé.

Ce cinéma fut leur Grindr,
leur Tinder aux époques
les plus sombres et les plus
rudes de l’histoire du Chili.

Ouverts depuis plus de soixante-cinq ans,
les deux derniers cinémas pornos
de la capitale chilienne ont fermé leurs portes.
Dans un pays très conservateur, ils étaient
des lieux de rencontre prisés des homosexuels.

↙ 2014. En attendant
la prochaine séance au Nilo.
Photo Andres Martinoli
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