Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 360 o. 43


L’éthique du feu


selon Oliver Laxe


Avec Viendra le feu, primé au dernier Festival de Cannes,
l’Espagnol s’impose comme un réalisateur audacieux
et captivant. Son film sort en France le 4 septembre,
en partenariat avec Courrier international.

I


nterrogé par le quotidien espagnol
El País sur ce que le cinéma repré-
sente pour lui, Oliver Laxe cite ces
trois lignes de dialogue, extraites de son
nouveau film. Deux de ses personnages,
sur la route, écoutent Suzanne de Leonard
Cohen à la radio :
“Tu aimes?
— Oui, mais je ne comprends pas les paroles.
— On peut très bien aimer quelque chose
sans le comprendre.”
Celui qui se voit enjoindre d’écouter
avec le cœur, c’est Amador ( joué par
Amador Arias), le héros du film. De lui,
on sait peu de choses, si ce n’est qu’il est
de retour dans son hameau natal, dans les
montagnes de Galice, après avoir purgé
deux ans de prison pour incendie volon-
taire. Les épaules tombantes, le regard
insondable, “il arbore l’expression morne
d’un condamné, et non celle d’un homme
libre”, décrit le magazine Variety.
Le compte à rebours a commencé. La
tension couve, ne manque que l’étincelle.
La Galice est l’une des régions d’Eu-
rope le plus régulièrement ravagée par
les flammes. “La plupart [de ces incen-
dies] sont intentionnels, mais seuls 3 % de
leurs auteurs sont véritablement des pyro-
manes”, déclare Oliver Laxe au quotidien
El Periódico de Catalunya. Des feux
sont allumés pour régénérer les terres,
d’autres pour manifester un méconten-
tement politique... Pourtant, “la figure
du pyromane est l’une des plus diabolisées
aujourd’hui. Et quand toute la société se
ligue contre quelqu’un, ça me paraît sus-
pect”, poursuit le cinéaste.

Jeune prodige du cinéma d’auteur espa-
gnol, Olivier Laxe s’affirme dans Viendra
le feu comme un virtuose de la combus-
tion lente. “Dans cette parabole rurale à la
beauté rustique, l’acmé se devine aisément,
mais toute la force hypnotique et onirique
du film réside dans l’attente”, souligne
Var iet y. “Ce que je voulais suggérer, c’est
que les incendies sont une réaction au mythe
du progrès et à cette époque hystérique où
on s’est détourné du monde rural”, précise
le réalisateur au Periódico de Catalunya.
Amador vit avec sa mère Benedicta
(Benedicta Sánchez) sur une minus-
cule exploitation agricole. Le long-
métrage est une ode à leur quotidien
âpre et humble, fait de menus rituels tels
que couper le pain, allumer la gazinière,
conduire leurs trois vaches aux champs.
Avec une grande économie de moyens,
Oliver Laxe sait rendre apparent le feu
intérieur qui ronge Amador. Son film
est “un manifeste punk”, s’enthousiasme
El Mundo. Il révèle “la certitude que tout
brûle pour que renaisse l’essentiel dans le
terreau rugueux du monde”, commente le
quotidien madrilène : “Pas besoin d’être
pompier pour comprendre que lorsqu’on
fait face à un terrain qui a été ravagé par
les flammes, la vue porte plus loin : l’espace
libéré nous ouvre des perspectives et nous
aide à mieux y voir.”
Viendra le feu a remporté le prix du jury
Un certain regard au dernier Festival
de Cannes. Le film d’Oliver Laxe sort le
4 septembre en France, en partenariat
avec Courrier international.
—Courrier international

de faire attention. Atteindre la fin de ma vie en
bonne santé, cela tient de l’exploit”, se félicite
cet habitué. Juan Carlos, 82 ans, est malen-
tendant et souffre de difficultés d’élocution ;
dès 2017, il pouvait passer des après-midi
entières dans l’obscurité du Nilo. “C’est un
lieu où l’on venait s’amuser et discuter. On pou-
vait parler en toute franchise. Je me suis fait de
bons amis, se souvient-il avec une once de
nostalgie. Nous avons échangé nos numéros
de téléphone, et nous nous retrouvons parfois
pour déjeuner ou prendre un goûter.”
Selon F. G., l’ancien maître de maison de
ces cinés pornos, à l’âge d’or de ces salles,
les films de Bruce Lee faisaient venir plus
de 3 000 spectateurs par semaine. De leur
côté, les films X commandés aux États-
Unis ou en Europe ont commencé à arriver
à Mendoza, en Argentine, où les bobines
étaient coupées ou remontées avant de
passer devant le Comité de qualification
cinématographique du Chili. Si la censure
chilienne n’approuvait pas le film, il repar-
tait dans son pays d’origine, et c’était des
mois de travail et de l’argent perdus.
Eduardo a été un habitué trente-neuf
années durant. Il a quelques kilos en trop,
des joues roses et les cheveux blancs, et un
sourire contagieux. Aimable avec tous les
clients, il s’est offert un petit plaisir durant
les dernières heures de l’établissement,
celui de jouer au guichetier, et s’est amusé à
raconter qu’une grande vente des fauteuils
du cinéma allait avoir lieu. Eduardo est un
blagueur et un bon vivant.


Fin d’une époque. Nous ouvrons les
rideaux et entrons ensemble dans la salle.
Tandis qu’à l’écran passe une scène de sexe
oral sur de la musique classique, il m’entraîne
vers ce qui fut le coin préféré de ses ébats
avec d’autres hommes – au dernier rang,
sur le côté droit de la travée principale. Et
là, d’une voix forte et fière (qui perturbe
les activités érotiques en cours autour de
nous), il entame un récit détaillé et humo-
ristique de ses moments de volupté les plus
acrobatiques vécus ici. Plusieurs personnes
s’indignent et exigent le silence, et nous
partons en riant.
C’est Eduardo qui m’explique les codes
et le langage non verbal en vigueur dans
les salles X. Des pieds posés sur le fauteuil
de devant signifient : n’approchez sous
aucun prétexte. Jambes croisées? Merci
de garder vos distances ou d’entamer une
approche en douceur. Jambes écartées :
tout est permis. Si la flamme d’un bri-
quet brûle dans l’obscurité, son proprié-
taire est un “allumeur” qui n’attend que
d’être abordé. Mais il est une règle essen-
tielle de la vieille école : non, c’est non. Et
tout contrevenant se faisait mettre dehors
sans ménagement. La majeure partie des
habitués du ciné racontent cependant
avoir très rarement assisté à des bagarres.
“Sous la dictature, c’était très risqué. C’était
mal vu mais tellement bon, l’interdit était si


SOURCE

THE CLINIC
Santiago, Chili
Hebdomadaire, 11 000 ex
theclinic.cl
Créé en 1998, l’année où
Augusto Pinochet fut arrêté
au Royaume-Uni, le titre
est un clin d’œil à The London Clinic,
l’établissement britannique
de convalescence dans lequel
l’ancien dictateur a été rattrapé
par la justice. Marqué à gauche,
volontiers impertinent, il traite
de manière critique l’actualité
chilienne.

savoureux. La transgression est un plaisir en
soi, et ça donne même envie de tout envoyer
valser. Le régime était très homophobe, mais
ici on osait, et c’était d’autant plus enivrant,
se souvient Eduardo. Des signaux avaient
même été instaurés pour nous. Il y avait un
bouton au guichet et, s’il y avait une descente
de flics, une lumière rouge s’allumait pour
prévenir les clients. On avait le temps de se
rhabiller et de faire comme si de rien n’était.
L’équipe du cinéma nous protégeait.”
La veille de la fermeture, P. a été licencié
après avoir travaillé plus de quarante ans au
Nilo et au Mayo, et vécu de grands moments.
Entre autres nombreuses anecdotes, il se
souvient de ce jour, au début des années
1990, où il s’est trompé au moment du
changement de bobine et a passé une scène
explicite de pénétration comme il ne s’en
était jamais vu – ce qui lui a valu de longues
minutes d’applaudissements et de vivats.
P. se rappelle aussi cette belle femme de
39 ans, mariée à un homme très pieux et
plein de tabous sexuels, venue un beau jour
de 2009 demander de l’aide. P. lui a conseillé
de consulter un psychologue, qui à son
tour l’a renvoyée vers la salle X : l’employé
a ensuite ouvert la salle au couple certains
soirs de fermeture, pendant qu’il faisait le
ménage. “Les films pornos ont assaini notre
couple”, a confié cette femme à P. Lorsqu’elle
est tombée enceinte, le couple a tenu à le
remercier en lui offrant des pâtisseries et
20 000 pesos [environ 25 euros]. Depuis,
ils ont eu quatre enfants et n’ont jamais
cessé de fréquenter le cinéma pour assou-
vir leurs fantasmes.
La municipalité de Santiago aurait repris
le contrat de location, avance l’ancien loca-
taire, qui dit n’en savoir guère plus, à part
des rumeurs de création d’une crèche. Selon
d’autres, la mairie devrait annoncer pro-
chainement la création d’un centre cultu-
rel dans l’ancien cinéma. Interrogés par
nos soins, les services municipaux n’ont
aucune annonce à faire.
—Lucho Tabilo Castillo
Publié le 7 juin
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