Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

  1. 360 o Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


Peppa Pig,


Maya l’abeille, et moi


—Der Spiegel Hambourg

T


ête la première, avec un saut péril-
leux, en faisant la bombe : il y a plein
de possibilités d’entrer dans l’eau
pour un enfant dans un livre de Janosch
[un célèbre auteur et illustrateur
allemand, traduit en français chez
divers éditeurs]. Est-ce qu’il doit appa-
raître timide ou effronté? Courageux ou
peureux? Est-ce que c’est Petit Tigre ou
Petit Ours qui se retrouve mouillé? À une
époque, c’était Janosch lui-même qui pre-
nait ces décisions, qui alignait en quelques
traits rapides des faits avec lesquels les
jeunes lecteurs devaient se débrouiller.
Plouf, plouf, littérature universelle.
Tout cela est révolu. Les start-up ont
révolutionné le livre, le livre compris
comme produit de masse, en version
unique. Elles se penchent sur le livre pour
les enfants de la “génération moi”. Ce n’est
plus l’auteur, mais l’acheteur qui décide
du moment et de la manière de se mettre
à l’eau. Les parents parcourent des séries
d’éléments proposés en ligne, choisissent
d’un clic le nom, l’âge et le plat préféré

des protagonistes pour que leur enfant
se retrouve dans le livre - comme person-
nage de roman. Freunde wie Tiger, Bär –
und Kevin [Les aventures de Petit Tigre,
Petit Ours – et Kevin] s’affiche alors en
titre de couverture, avec en dessous un
personnage [représentant l’enfant
concerné] qui s’intègre parfaite-
ment à l’univers Janosch. Et le vrai Kevin
ouvre de grands yeux : mais c’est moi!
Les livres pour enfant personnalisés se
vendent bien et représentent un segment
en pleine croissance dans un marché du
livre plutôt déficient. Les jeunes consom-
mateurs se sont habitués à recevoir un
service personnalisé de la part des entre-
prises. Quand on a son nom imprimé sur
un pot de Nutella et sur des vignettes
portant le logo Coca-Cola, on veut aussi
l’entendre quand papa lit à haute voix les
aventures [de ses héros ou héroïnes préfé-
rés]. L’espace germanophone compte une
demi-douzaine de sociétés qui publient
des livres personnalisés pour enfants
et la concurrence étrangère arrive sur
le marché. Seules les grandes maisons
d’édition observent pour le moment cette

ÉDITION

culture.


tendance sans rien faire. Sont-elles prêtes
à ce que Harry Potter puisse à l’avenir
s’appeler Kevin Müller?
Près du marché aux poissons de
Hambourg, un bureau lumineux où s’en-
tasse une pile de livres types. Certaines
pages comportent plus de blancs que
de texte. Et beaucoup, beaucoup d’op-
tions : “Ton papier peint ?”, “Tes parents
?”, “Alternative : que maman ou que papa ?”
Jennifer Jones, 39 ans, est la directrice
de Framily. Son équipe de dix personnes
conçoit des livres personnalisés avec une
série de marques importantes de la litté-
rature jeunesse – par exemple [l’apprentie
sorcière] Bibi Blocksberg, Maya l’abeille et
[la petite truie] Peppa Pig. Quand ils décou-
vrent qu’ils apparaissent dans l’histoire,
les enfants se disent : “Peppa est devenue
mon amie.” C’est impressionnant pour un
jeune lecteur, assure Jennifer Jones, il se
dit : “Les amis de Peppa me font entrer dans
leur bande, je peux sauter dans les flaques
d’eau et patauger dans la boue avec eux.”
Même si Framily doit reverser 12 % des
recettes des aventures du petit cochon pour
la licence, l’affaire en vaut la peine. Grâce à
Bibi, Maya, et Peppa, cette ancienne filiale
des éditions Oetinger vend des centaines
de milliers de livres par an. Son chiffre d’af-
faires a augmenté de 30 % rien que pour le
premier trimestre, déclare Jennifer Jones. Et
ce même si le détenteur de la licence veille
soigneusement à ce que le lecteur ne se lie
pas trop avec le petit cochon. La marque,
qui pèse des millions, exige en effet dans
son code que Peppa Pig ne puisse même
pas tourner la tête pour regarder l’enfant
en question. Et Framily a dû négocier dur
pour que les deux héros puissent se tenir
par la main sur la couverture.
Les choses étant si difficiles, Framily veut
davantage miser sur sa propre marque :
sur des histoires à lire avant de s’endormir
ou des histoires de football dont seul l’en-
fant à qui le livre est destiné est le héros.
La concurrence européenne a déjà pris de
l’avance. L’espagnol Mumablue et le slo-
vène HurraHelden arrivent sur le marché
allemand avec des illustrations libres de
droits – et une publicité parfois agressive.
Les spots publicitaires montrent des papas
et des mamans tout émus de se découvrir
dans le livre. Le groupe cible, ce ne sont
pas les enfants mais les parents, qui leur
lisent l’histoire à haute voix.
D’après Jan-Christoph Götze, qui fut
architecte avant d’être propriétaire de la
maison d’édition PersonalNOVEL, à Munich,
la joie de se reconnaître dans un livre n’est
pas une question d’âge. Götze fait partie
des pionniers du secteur : cela fait plus de

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ET EN FRANCE...
Évoquée dans l’article du Spiegel,
la société allemande Framily
est active dans l’Hexagone.
Elle propose en français aussi
des versions personnalisables
du Petit Prince ou de Sam
le pompier, mais pas encore
de Peppa Pig. Lancée en 2012
par quatre amis, la londonienne
Wonderbly a déjà vendu des
millions d’albums au Royaume-Uni,
aux États-Unis, en Allemagne
et au Canada. Elle tente depuis
quelques années de percer sur
le marché français de la littérature
jeunesse. Son catalogue actuel
compte peu de titres dans
la langue de Molière. Parmi eux,
le best-seller maison J’ai perdu
mon nom, mais aussi Mon ticket
d’or, un livre qui emmène
les enfants dans la chocolaterie
de Willy Wonka imaginée en 1964
par Roald Dahl. Plusieurs start-up
françaises ont été créées,
avec des catalogues pour l’instant
limités. CréerMonLivre.com
propose ainsi des albums
personnalisables signés
de l’auteure jeunesse Vanina Noël.

quinze ans qu’il vend des livres personna-
lisés. Il a fallu tout ce temps pour que le
marché décolle. PersonalNOVEL propose
des livres pour enfants et adolescents en
coopération avec les éditions Thienemann.
Quand il a mis au point ses premiers pro-
totypes, raconte Götze, les parents étaient
réticents, ils craignaient que cela ne “stari-
fie” les enfants. Les choses ont bien changé
depuis : “Quand on regarde ce que font les
enfants sur Facebook et Instagram... ils sont
déjà des stars dans leur propre vie.”
Tous ces livres ont un point commun :
ils ne sont vendus que sur Internet. C’est
pourquoi certains éditeurs hésitent à se
lancer sur le créneau. Ils ne veulent pas
court-circuiter les librairies. De plus,
ils ont des scrupules à falsifier la “voix
unique” d’un auteur en personnalisant
les récits. Chez Framily, à Hambourg, on
n’est pas si regardant. L’éditeur propose
par exemple une version du Petit Prince
dans laquelle Kevin est son ami et déam-
bule à ses côtés. Il est très possible que,
l’an prochain, la maison s’intéresse à la
religion, confie Jennifer Jones. Une bible
personnalisée serait le minimum. Mais on
pourrait aussi confier [au lecteur poten-
tiel] le rôle d’un des enfants de bergers
dans le récit de la Nativité.
—Anton Rainer
Publié le 8 juin

Les grandes maisons
d’édition sont-elles prêtes
à ce que Harry Potter
s’appelle Kevin Müller?

↙ Dessin de Jens
Magnusson, Suède.

En Allemagne et ailleurs en Europe, la littérature enfantine
personnalisée est en pleine expansion. Elle fait
des enfants les meilleurs amis de leurs héros imaginaires.

© IKON IMAGES
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