Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 47


HISTOIRE


↗ Roosevelt et son
régiment de
cavalerie, les Rough
Riders en juillet 1898
après la prise
de San Juan à Cuba.
Photo North Wind
Picture Archives/Akg

George Washington
le savait bien : les États-Unis
ne couvraient
pas toutes les Amériques.

—Mother Jones San Francisco

P


arler d’Amérique pour évoquer les États-
Unis, voilà qui a le don d’en hérisser plus
d’un. Les Amériques s’étendent du Canada
à la pointe de l’Amérique du Sud : en quoi un seul
pays, représentant un tiers de leur population et
moins d’un quart de leur superficie, serait-il auto-
risé à procéder à une telle annexion toponymique?
Ce grief qu’expriment les Canadiens, les Chiliens
et un certain nombre des quelque 600 millions
d’autres Américains semble incompréhensible
à beaucoup de citoyens des États-Unis : le mot
“Amérique” figure bien dans le nom complet de
leur pays, où est le problème?
Les États-Unis ne se sont pourtant pas tou-
jours fait appeler “Amérique” : cette appellation
n’est devenue courante qu’au XXe siècle, quand
le pays s’est hissé au rang d’empire.
Le nom du pays a soulevé des interrogations dès
sa naissance. “United States of America” [États-
Unis d’Amérique] avait beau être l’appellation offi-
cielle choisie, ces dix syllabes [en anglais] sont un
peu longues à prononcer. “Le pays est-il voué à être
nommé ‘United States’ et son peuple ‘United States
men’ ?”, déplorait Samuel Mitchill, qui appelait
de ses vœux une “appellation large et universelle”
et avait lui-même proposé “Fredonia”. Suivant
le même raisonnement, le poète Philip Freneau
avait de son côté suggéré le nom de “Columbia”.
À l’époque déjà, certains parlaient d’Amérique
pour désigner le pays. George Washington ne
l’utilisa ni dans son premier discours d’inves-
titure ni dans son discours d’adieu : il préférait
appeler son pays les “États-Unis” ou l’“Union”.
Et ce n’est pas un hasard. Le mot “Amérique”
était employé, et le gentilé “Américain” répandu,
mais, comme le faisait remarquer Mitchill, “ces
mots appartiennent autant au Labrador qu’au
Paraguay, et à leur population”. George Washington
et les hommes de son temps le savaient bien : les
États-Unis ne couvraient pas toutes les Amériques.
D’où leur prédilection pour d’autres appellations,
les “États-Unis”, la “République”, l’“Union”.

Mais aussi la “Columbia”, donc, pour reprendre
la proposition de Freneau [à distinguer en anglais
de “Colombia”, la Colombie]. Comme le note
l’historienne Caitlin Fitz, l’emploi du nom de
“Columbia” par la jeune République étasunienne
proclamait son “indépendance symbolique” à
l’égard de la Grande-Bretagne en l’associant à la
figure non britannique de Christophe Colomb,
[Christopher Columbus en anglais] – qui n’a
cependant jamais foulé le sol nord-américain. En
1800, la nouvelle capitale s’appelait “district de
Columbia”. Columbia, Hail, Columbia et Columbia,
Gem of the Ocean étaient ainsi au XIXe siècle des
chants patriotiques très populaires.

Le nom de “Columbia” avait le mérite d’affir-
mer la rupture avec la Grande-Bretagne, mais
aussi d’aligner les États-Unis sur d’autres répu-
bliques d’Amérique latine à la liberté fraîchement
conquise, comme la Grande-Colombie, qui cou-
vrait une grande partie du nord de l’Amérique du
Sud. Comme le rappelle Caitlin Fitz, le peuple des
États-Unis accueillit d’abord avec enthousiasme
les indépendances latino-américaines, si bien que
certaines villes prirent même le nom de Simón
Bolívar, président tour à tour du Venezuela, de
la Bolivie, du Pérou et de la Grande-Colombie.
Tout changea avec le virage expansionniste
des États-Unis. Après la guerre qui les opposa en
1898 à l’Espagne, ils mirent la main non seule-
ment sur les colonies espagnoles des Philippines,
de Porto Rico et de Guam, mais aussi sur d’autres
terres, précisément Hawaii et une partie de l’ar-
chipel des Samoa. Et avec cette entrée tambour
battant au club des empires, les anciens noms
de “République”, d’“Union” et d’“États-Unis” ne
paraissaient plus adaptés : le pays n’était ni une
république ni une union (à laquelle on adhère

en principe volontairement) et il se composait
d’États, mais aussi de colonies.
Comme au moment de la fondation de la nation,
les écrivains y allèrent alors de leurs propositions :
Imperial America [Amérique impériale], Greater
Republic [Grande République], Greater United
States [Grands États-Unis]. Mais c’est l’“Amé-
rique” qui s’imposa : le mot avait le mérite de ne
faire référence ni à l’union ni au républicanisme
ni au statut de ses composantes.
Le changement ne passa pas inaperçu pour
un observateur attentif : “Jusqu’en 1898 et pen-
dant une trentaine d’années, l’adjectif ‘américain’
a été très couramment employé, alors que le nom
d’‘Amérique’ restait extrêmement rare”, écrivait
Beckles Willson, qui se présentait comme un
“observateur canadien (donc britannique)”. “Ju squ’à
cette annus mirabilis, vous pouviez avoir parcouru
5 000 miles, lu 100 livres et journaux sans jamais
l’avoir rencontré, au contraire d’‘États-Unis’, terme
qu’employaient presque invariablement tous les
Américains pour désigner leur pays.” C’est à partir
de 1898, remarquait-il, que “les meilleurs orateurs
et écrivains”, jugeant que “États-Unis” ne parve-
nait plus à rendre la nature profonde de leur pays,
optèrent pour le mot “Amérique”.
Théodore Roosevelt, fervent partisan de l’im-
périalisme, fut le premier président à prendre ses
fonctions après la guerre hispano-américaine. Il
parla de l’Amérique dès son premier message, et
employa par la suite ce terme abondamment et
fréquemment. Ses successeurs lui emboîtèrent
le pas. Bientôt, l’“Amérique” était sur toutes les
lèvres, jusque dans les hymnes. C’en fut fini de
Columbia, Gem of the Ocean : au XXe siècle, America
the Beautiful et God Bless America furent ainsi deux
nouveaux chants des plus appréciés.
L’impérialisme a donc mis l’“Amérique” sur le
devant de la scène et résolu tous les dilemmes
toponymiques du jeune État. Cette appellation
prétentieuse résumait parfaitement l’état d’es-
prit de cette nation à l’aube du siècle.
—Daniel Immerwahr
Publié le 4 juillet

Comment les


États-Unis ont annexé


le mot “Amérique”


XXe siècle — États-Unis


Un siècle après s’être libérée de la tutelle
des Britanniques, la jeune nation assume
ses rêves de grande puissance et s’attribue
un nom à la hauteur de ses ambitions.
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