Les Echos - 21.08.2019

(lily) #1

Les Echos Mercredi 21 août 2019 IDEES & DEBATS// 07


art&culture


LE POINT
DE VUE


de Vincent Vinatier


A quand une société


sans cash?


L


’é mergence et le développement
des technologies numériques
ont définitivement transformé
les habitudes de paiement des consom-
mateurs. Alors que les paiements élec-
troniques deviennent monnaie cou-
rante, les consommateurs recherchent
de plus en plus de solutions alternatives
à l’argent liquide, sous réserve qu’elles
soient rapides, simples, sécurisées et
accessibles.
L’introduction du paiement sans
contact en 2007 a déjà largement
contribué à satisfaire la demande des
consommateurs. Au cours de la der-
nière décennie, n ous avons a insi assisté,
dans de nombreux pays, à l’émergence
d’une multitude d’innovations en
matière de paiement sans contact,
allant d es téléphones mobiles a ux mon-
tres connectées, en passant par les bra-
celets et autres porte-clefs. C’est la
Suède qui mène aujourd’hui la danse
vers une société sans cash. Une grande
partie du succès de la Suède en matière
de paiement sans cash tient au fait que
les paiements n umériques peuvent être
effectués n’importe où, à tel point que
des chercheurs, Niklas Arvidsson et
Jonas Hedman, de la Copenhagen
School of Economics estiment que les
espèces ne seront plus utilisées en
Suède d’ici à mars 2023. Au cours des
dix dernières années, le montant des
espèces en circulation en Suède a dimi-
nué de près de 40 %. L’adaptation du
cadre juridique suédois a permis aux


La France est, quant à elle, relativement
en avance en termes de « démonétisa-
tion » par rapport au reste de l’Europe.
En 2017, les paiements en espèces
représentaient seulement 28 % des
achats en valeur en magasin (68 % en
volume de transactions, 90 % des
achats inférieurs à 5 euros étant réalisés
en espèces). En termes d’adaptation, le
chantier pour mettre en place les infras-
tructures nécessaires est un travail de
longue haleine bien que le modèle de
La Banque Postale, qui est de facto
le réseau responsable de la continuité
des services bancaires en zones en voie
de désertification, pourrait être
une piste. La Suède, la Chine et la France
ne sont que des exemples du chemin
parcouru vers l’adoption des méthodes
de paiement numérique à l’échelle
mondiale. Alors que la situation varie
considérablement d’une région à l’autre
et d’un p ays à l’autre, il n’en demeure p as
moins qu’une certaine p articipation des
autorités sera probablement néces-
saire pour soutenir cette transition en
cours, pour créer et maintenir l’infras-
tructure financière nécessaire. Dans
l’ensemble, nous prévoyons une forte
croissance des paiements numériques,
soutenue par un changement d’attitude
des consommateurs, des investisse-
ments dans les infrastructures et une
volonté politique.

Vincent Vinatier est gérant actions
chez AXA IM Framlington Equities.

commerçants d’instaurer des systèmes
de paiement sans cash dans leurs
magasins. Cette tendance s’est poursui-
vie avec le lancement de l’application de
paiement mobile Swish par six grandes
banques suédoises en 2012, en coopéra-
tion avec la Riksbank. Nombreux sont
ceux qui considèrent que le paiement
sans espèces a créé un environnement
plus sûr. Ayant adopté une approche
différente des Etats-Unis, la Chine se
trouve bien loin encore d’un monde
sans cash. Mais le gouvernement chi-
nois a reconnu la nécessité de cons-
truire des infrastructures de premier
plan et de s’engager pleinement en
faveur des paiements électroniques
plutôt que des espèces. D’ici à 2021, près

de 80 % des utilisateurs de smartpho-
nes en Chine paieront avec des moyens
digitaux, d’après eMarketer. L’ascen-
sion d’applications innovantes, comme
Alipay (créée par Alibaba en 2004) et
WeChat Pay (Tencent Holdings), a con-
tribué à l’émergence de la technologie
des paiements mobiles. L’influence de
ces applications sur les consomma-
teurs a été significative. Ensemble, elles
représentent environ 93 % du marché.

80 % des utilisateurs
de smartphone en Chine
paieront bientôt avec
des moyens digitaux.

LE POINT
DE VUE


de Philippe Chatelain


Pour davantage


de transparence dans


la chaîne alimentaire


F


in 2018, 80 % des Français se
déclaraient inquiets de la sécurité
alimentaire. Cette défiance s’est
nourrie d’une succession de scandales
fortement médiatisés : crise de la vache
folle, scandale de la viande de cheval,
taux de dioxine hors-norme dans des
volailles, images insoutenables dans les
abattoirs... Mais l’augmentation conti-
nue et rapide de cette défiance – qui
s’observe également dans d’autres pays
d’Europe – se traduit aujourd’hui
par une transformation profonde
et rapide des comportements des
consommateurs.
Si le prix reste une variable détermi-
nante de l’acte d’achat, la qualité perçue
des produits l’égale dans les arbitrages
des consommateurs, tous revenus con-
fondus. Ils s’orientent massivement vers
de nouvelles façons de consommer. En
témoignent le succès du bio, des « cir-
cuits courts », la diminution de consom-
mation de la viande et des régimes
« sans ». Les vertus réelles – et parfois
fantasmées – de ces nouveaux modes de
consommation t ouchent tous les
acteurs.
Dans leur recherche de produits per-
çus comme plus sûrs, les consomma-
teurs adoptent deux mécanismes de
protection préoccupants qui ne sau-
raient être considérés comme tout à fait
fiables. Le premier consiste à privilégier
systématiquement des produits issus
d’une agriculture présentée comme plus
« vertueuse ». Cette tendance est parfois
soutenue par un marketing opportu-
niste qui n’hésite pas à agrémenter ses
packagings de labels ou mentions fantai-
sistes, ou à mettre en avant ses « petits »


aussi, s’organiser pour mettre en place
un système vertueux en mesure de les
protéger d’effets de mode médiatiques
ou d’outils au fonctionnement mani-
chéen. La forte croissance du commerce
illicite va conduire de plus en plus de
sociétés et d’entités gouvernementales à
mettre en œuvre des systèmes d’authen-
tification et de traçabilité des produits.
Pouvoirs publics et industriels doivent
mettre en place des systèmes certifiés,
simples d’utilisation et accessibles, qui
permettent aux agents de mener au
mieux leurs contrôles, aux distributeurs
d’identifier les produits susceptibles de
poser problème. Ainsi, des solutions
innovantes sont disponibles, qui garan-
tissent une transparence totale sur l’ori-
gine, la composition, la qualité et la
chaîne de distribution des produits ali-
mentaires et cosmétiques à tous les
acteurs, jusqu’au consommateur final.
Ces solutions offrent des instruments
d’analyse et d’optimisation performants
aux fabricants, tels que la cartographie
du cycle complet de vie des produits
depuis les fournisseurs de matières pre-
mières jusqu’aux distributeurs des pro-
duits finis, permettant d’identifier rapi-
dement tout dysfonctionnement ou
incident éventuel. Ces solutions garan-
tissent également au consommateur
l’accès à l’ensemble des informations lui
permettant de faire un acte d’achat. C’est
par cette transparence qu’une relation
de confiance durable entre producteurs,
distributeurs et consommateurs pourra
s’établir.

Philippe Chatelain est CEO d’Inexto
(groupe Impala).

agriculteurs, employés ou sous-traitants
locaux. Ces visages, ce storytelling et ces
nouveaux critères de vertu d’affichage
ne garantissent en rien la plus grande
sécurité de la chaîne d’intervention qui
mène au consommateur final. Le
second mécanisme de défense voit les
consommateurs légitimement s’armer
en opposition aux marques qui ne
seraient animées que par leurs seuls
objectifs mercantiles. Les outils collabo-
ratifs rencontrent ainsi un succès flam-
boyant, comme Yuka ou INCI Beauty.
Mais ces outils auraient-ils pu empêcher

la série de scandales cités précédem-
ment? Les citoyens sont en droit d’atten-
dre plus et mieux des pouvoirs publics,
comme des entreprises, pour garantir la
traçabilité et la qualité des produits qui
leur sont proposés. Les crises sanitaires
doivent tout d’abord obliger les pouvoirs
publics à agir. A la suite de la crise de la
viande de cheval, Benoît Hamon, alors
ministre à la Consommation, avait ainsi
fait voter un texte afin d’alourdir les sanc-
tions contre l es fraudeurs e t de renforcer
les contrôles. Pourtant, les budgets en
faveur de la sécurité sanitaire des ali-
ments, de la santé et de la protection ani-
males et de la santé des végétaux sont en
baisse. Les entreprises doivent, elles

Les citoyens sont
en droit d’attendre plus
et mieux des pouvoirs
publics, comme des
entreprises, pour
garantir la traçabilité.

« Roubaix, une lumière » :


crime et sentiment


Léa Seydoux (Claude) et Roschdy Zem (le commissaire divisionnaire Daoud).
Photo Shanna Besson

Thierry Gandillot
@thgandillot

Les nuits de réveillon sont
propices à tous les excès :
voitures brûlées, dérives
alcoolisées, violences, sui-
cides, rixes, meurtres... A Roubaix, le com-
missaire divisionnaire Daoud (Roschdy
Zem), flic sans attaches mais attachant,
sillonne la ville qui l’a vu grandir. Il sait à
quoi s’attendre – au pire... Au commissariat,
il fait équipe avec un petit nouveau, Louis
(Antoine Reinartz), jeune catholique à la foi
vacillante, mal préparé à ce métier.
La nuit commence par u ne banale affaire
plutôt comique d’escroquerie foireuse à
l’assurance, avant d’aborder une tragique
affaire de meurtre par strangulation d’une
vieille dame de quatre-vingt-trois ans dans
une courée du quartier du Pile. Deux voisi-
nes sont vite soupçonnées, deux paumées,
Marie (Sara Forestier) et Claude (Léa Sey-
doux), alcooliques et toxicos. Elles sont
amantes, Marie, apeurée, étant soumise au
pouvoir de Claude, qui tient les rênes de ce
couple dostoïevskien. Elles portent le poids
d’un passé qu’on imagine plus pesant qu’un
ciel bas du Nord. Sans les brusquer,
Daoud s’emploie à faire surgir la vérité. On
le sent en empathie avec ces deux femmes
comme s’il lisait dans leurs pensées et por-
tait en lui une douleur qui permettait de les
comprendre. Loin de son registre habituel,

Arnaud Depleschin livre
un polar sombre mais
jamais glauque, comme
l’indique le titre : « Rou-
baix, une lumière ». Avec ce
film, tiré d’une histoire
vraie qui avait déjà donné
lieu à un documentaire, le réalisateur
d’« Un conte de Noël » avance dans les tra-
ces de David Goodis, de Simenon et d’Alfred
Hitchcock (« Le Faux Coupable » fut sa
seule bible). « Au cœur du film, il y a la ques-
tion d e l’inhumain. Qu’est-ce qui est
humain? Qu’est-ce qui ne l’est plus? A tra-
vers les yeux du commissaire Daoud, étran-
ger dans sa propre ville sans famille ni reli-
gion, tout s’avère profondément humain. La
souffrance comme le crime. Il croit en la loi,
au progrès, au pardon. Daoud est un œil, et
une oreille. Il voit le monde et il l’accepte »,
explique le réalisateur.

Portrait sensible
Depleschin dresse aussi un portrait sensi-
ble d’une ville martyre, sa ville, rendue
exsangue par la désindustrialisation, mais
qui attend d e renaître de ses cendres en pan-
sant ses blessures. Roschdy Zem, Léa Sey-
doux e t Sara Forestier apportent u ne huma-
nité et une sincérité qui bouleversent.
Quand les lumières s’éteignent, le silence
s’impose ; on sait que ce film laissera en
nous une empreinte longue, mélange de
douleur et d’espoir.n

FILM FRANÇAIS
Roubaix, une lumière
d’Arnaud Depleschin
avec Roschdy Zem, Sara
Forestier, Léa Seydoux,
Antoine Reinartz. 2 heures

La « Thalasso » déjantée


de Houellebecq et Depardieu


Fanny Guyomard
@FannyGuyomard

Michel et Gérard, en cure
thalasso à Cabourg, tentent
de survivre à leur diète et
aux séances de cryogénie. Un soin qui raf-
fermit le corps par le froid, mais qui soulève
des inquiétudes quant à ses effets sur
l’organe génital. De surcroît, débarquent les
personnages d’un précédent film de
Guillaume Nicloux, « L’Enlèvement de
Michel Houellebecq ». Car Ginette, plus de
quatre-vingts ans d’âge, vient de quitter
Dédé, et a disparu dans la nature : son fils
suspecte alors l’écrivain d’être resté en
contact avec elle...
L’idée seule d’un huis clos entre Houelle-
becq et D epardieu en peignoir est drôle, s ur-
tout quand les deux célébrités se laissent
aller à leur propre rôle : H ouellebecq qui fait
toujours la gueule et Depardieu qui se
marre, affichent leur corps sans pudeur, se
saoulent, fument en cachette et partent
dans des conversations sans queue ni tête.
Absurdes, métaphysiques et volontiers
crues : « Toi, t’en as des hémorroïdes,
Michel? »

Cadavre exquis
La caméra à l’épaule et les coupures brus-
ques imbibent l’ensemble d’un côté hyper-
réaliste, mais aussi d’un effet hallucinatoire.
Les errances dans les feutrés dédales de

l’établissement semblent
atemporelles et rêvées,
comme l’ombre improba-
ble de Stallone qui surgit au
cœur de la nuit. Les répli-
ques tombent comme un
cheveu sur la soupe (diététique) et leur
secret schéma donne un fil échevelé et logi-
que, comme dans un grand jeu de cadavre
exquis. Tous les éléments incongrus finis-
sent par se faire écho, comme l’installation
artistique de valises dans une chambre,
qu’un des personnages assimile à une autre
installation à Kiev où il y a des momies... Et
là, on repense à Michel et Gérard en argile,
allongés et empaquetés tels des pharaons
égyptiens. Faut suivre...
Car le film multiplie les références qui
plairont aux cinéphiles et cherche aussi à
nous perdre dans un jeu entre fiction et
non-fiction. On soupçonne ainsi Depardieu
et Houellebecq de brouiller les rôles,
comme lorsque ce dernier pense que Hol-
lande avait ordonné son enlèvement – de
fait, Depardieu l’exilé aurait pu faire une
bonne cible. Il joue des décalages entre une
scène tragique soutenue par une musique
déchirante (composée par Julien Doré) et
l’ambiance légère de la thalasso ; on croise
des fans ou des détracteurs des deux célé-
brités. Bref, un film en autodérision qui
repose sur les personnalités des acteurs et
sur l’acuité des dialogues : « Le cinéma, c’est
de la merde. »n

FILM FRANÇAIS
Thalasso
de Guillaume Nicloux
Avec Michel Houellebecq,
Gérard Depardieu... 1 h 33
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