Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

A


ctualité


LA PERSONNALITÉ

© Tomas Novak/Euro

n ce début d’été, 250 000 personnes, de
tous âges, venues souvent en famille,
occupent joyeusement le parc Letná,
juste derrière le château de Prague.
Elles réclament, pour le sixième dimanche
consécutif, le départ du Premier ministre
tchèque Andrej Babiš et de la ministre de
la Justice. La dernière fois qu’une telle
foule avait manifesté dans la capitale tchèque, c’était en
1989, au faîte de la Révolution de velours qui avait provoqué
la chute du régime prosoviétique de l’époque. Václav Havel
haranguait alors ici même les manifestants. Aujourd’hui,
c’est un jeune homme de 26 ans qui mène le bal. Mikuláš
Minář est étudiant en philosophie et il a créé une dynamique
impressionnante.
Avec son association apolitique Un Million de
moments pour la démocratie, il veut tout faire pour éviter
que son pays ne bascule du côté des démocraties « illibé-
rales », comme la Hongrie de Viktor Orbán ou la Pologne
ultra-conservatrice. Il nous raconte les origines de ce mouve-
ment : « Nous avons débuté comme un groupe d’amis, des étudiants.

MIKULÁŠ MINÁR


E


CARTE D’IDENTITÉ

ANNÉE DE NAISSANCE : 1993, à Vodňany, petite ville du sud de la Bohême.
PROFESSION : étudiant en philosophie et en théologie.
PARTICULARITÉ : il est membre de l’Église évangélique des frères tchèques,
le plus important mouvement protestant du pays.
ACTUALITÉ : avec son association Un Million de moments pour
la démocratie, il recueille des signatures et organise des manifestations
pour faire chuter le gouvernement du Premier ministre actuel.
L’apogée du mouvement est prévue pour le trentième anniversaire
de la Révolution de velours, en novembre et décembre prochains.

Un fils spirituel


de Václav Havel?


Après les élections d’octobre 2017 qui ont permis à Andrej Babiš d’accé-
der au pouvoir, nous avons voulu mettre ce dernier sous contrôle. Il
avait en effet promis à tous les citoyens de laisser s’épanouir la démo-
cratie. La réalité est tout autre. Environ 60 % des sièges au Parlement
sont occupés par trois partis : l’ANO, le parti populiste d’un seul
homme, Andrej Babiš, le Parti communiste – qui n’a pas été réformé –
et les populistes d’extrême droite » – pas franchement des démo-
crates d’après lui. Et les dénis de démocratie se multiplient. On
reproche au Premier ministre d’être en plein conflit d’intérêts.
Ce chef d’entreprise dans l’agro-alimentaire et propriétaire de
médias est le deuxième homme le plus riche du pays. Selon la
Commission européenne, il aurait détourné à son profit l’équi-
valent de 17,4 millions d’euros. Alors qu’il avait été élu pour lutter
contre la corruption! Ce n’est pas tout, selon Mikuláš Minář :
avec la politique populiste de Babiš, « la démocratie est en réel dan-
ger. Les gars au pouvoir détruisent lentement les institutions démo-
cratiques (médias libres, police, justice...). Si cette tendance se poursuit,
cela pourrait être bien pire. En février 2018, nous avons lancé une
pétition en ligne qui appelait à la démission de notre Premier ministre.
Elle a recueilli 430 000 signatures, soit 4 % de la population tchèque ».
Si l’on se rappelle que le Premier ministre a un passé au sein du
Parti communiste, on comprend que les manifestants se croient
parfois revenus trente ans en arrière...
Mikuláš Minář a quelque chose de Havel. Certes, il est
né après la chute du communisme. Il n’a pas connu, comme le
dissident tchécoslovaque, les arrestations perpétuelles, la pri-
son. Mais, comme lui, c’est un intellectuel, quelqu’un qui
cherche à réintroduire des idées dans la lutte politique. Il a mis
provisoirement de côté ses études de philosophie et de théolo-
gie, mais il entend bien s’inspirer de ses modèles. S’il se réclame
de Socrate ou du scientifique chrétien Pierre Teilhard de Char-
din, sa référence est Jan PatoČka, phénoménologue tchéco-
slovaque mort après un interrogatoire par la police politique
en 1977 : « Il n’est pas seulement un grand philosophe mais aussi
une autorité morale pour les dissidents tchèques. »
Qu’apporte la philosophie à son engagement? « De la
profondeur et de l’ironie. » Convaincu que les idées et les significa-
tions seront « la matière première du XXIe siècle », il n’est pas dupe
des mouvements de fond qui animent l’Europe. S’il dit com-
prendre le rejet des élites, il l’attribue à « l’émergence d’Internet
et des réseaux sociaux, qui change le monde très rapidement. Nous
devons faire de notre mieux pour nous adapter à un monde plus
fluide ». C’est donc un mélange de modernité et de nostalgie que
cultive ce mouvement inédit. Quoi qu’il en soit, Mikuláš est
convaincu que « trente ans après la Révolution de velours, beau-
coup de gens se sont réveillés. Et beaucoup plus encore se réveille-
ront cet automne ». L’anniversaire aura lieu en novembre. D’ici
là, Mikuláš Minář et ses amis ont bien l’intention de faire
grandir le mouvement et faire chuter le gouvernement... sur
les traces de Václav Havel.  Par Michel Eltchaninoff
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