Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

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souverains reconnus dans leurs limita-
tions territoriales. Une délimitation
qu’aurait fait éclater la découverte de la
mer, puis du ciel en ouvrant la possibilité
de guerre sans limites. « L’espace aérien
devient une dimension propre, un espace
propre qui ne se rattache pas aux surfaces

séparées de la terre et de la mer, mais néglige
au contraire leur séparation », affirme Carl
Schmitt. Il avait à l’esprit la nouvelle
suprématie acquise par les États-Unis sur
le ciel, après celle de la Grande-Bretagne
sur les mers. Mais sa réflexion sur la diffi-
culté de régler les rapports des puissances

dans un espace déterritorialisé trouve
dans la conquête de l’espace un profond
écho. Et fait surgir cette question vertigi-
neuse : s’il est vrai que le droit a toujours
un ancrage dans le sol, comment conce-
voir un nomos pour les étoiles?
Martin Legros

La Turquie, en se détournant de son allié
américain, redécouvre une vieille théorie
la reliant à la Russie : l’eurasisme,
qui promeut un continent slavo-turc
adversaire de l’Occident. Quête d’identité
ou idéologie sulfureuse?

e qui la Turquie est-elle
vraiment l’alliée? En
principe, elle est membre
de l’Organisation du traité
de l’Atlantique nord
(Otan), dont elle est la deuxième armée
en terme d’effectifs. Le doute est pour-
tant de mise après l’installation cet été
sur son sol de missiles antiaériens S-400,
achetées à la Russie pour 2,2 milliards
d’euros. Ces missiles de pointe, dont
l’installation inclut la présence d’ingé-
nieurs russes, font craindre aux États-
Unis la fragilisation de leur propre
réseau de défense anatolien. Pour les
responsables américains, c’est intolé-
rable. Signé depuis 2017, l’accord avec la
Russie inquiète grandement les États-
Unis qui ont multiplié les menaces et
les ultimatums. Cela risque d’avoir « de
graves conséquences », a averti le porte-
parole du Pentagone en mars 2019...
Avertissement que le gouvernement
turc a superbement ignoré. Les sources
de mésentente entre Washington et
Ankara sont désormais nombreuses :
soutien des Américains aux Kurdes de
Syrie – ennemis mortels de la Turquie –,
refus américain d’extrader le prédica-
teur Fethullah Gülen, accusé par les
Turcs d’avoir fomenté la tentative de

coup d’État de 2016, etc. Pour le dire
simplement, depuis trois ans et chaque
été, la crise éclate entre ces partenaires
qui ne se supportent plus. Ce qui est
moins connu, c’est qu’à côté de cette
Alliance atlantique qui s’effrite, la Tur-
quie et la Russie ont avancé des pions
dans une direction commune : l’Eurasie.
D’abord grâce à leur coopération lors du
conflit syrien, puis du fait de la menace
turque de rejoindre l’Organisation de
Shanghai, groupe de coopération mili-
taire eurasiatique menée par la Russie
et la Chine. Alors, comment saisir ce
nouvel axe eurasiatique qui se dessine
en pointillé?
Dans les années 1920, des penseurs
russes émigrés en Europe cherchent pour
leur pays une identité géopolitique qui ne
soit pas occidentale ni simplement slave.
Piotr Savitski (1895-1968), géographe et
économiste, postule alors l’existence d’un
« troisième continent », « monde géogra-
phique à part  », l’Eurasie. Ce nouveau
monde, qui s’étend de la Russie aux abords
de la Chine, a sa propre cohérence bota-
nique : c’est la vie de la toundra, de la taïga,
des steppes et des déserts d’Asie centrale.
Redécouvrir cet espace permettra de
s’arracher au «  monde romano-germa-
nique », selon un autre eurasiste, Nikolaï

Troubetskoï (1890-1938). Il complète la
doctrine naissante en étudiant la complé-
mentarité symphonique des langues russes
et turques. À la même époque en Turquie,
Ziya Gökalp, le penseur de la « turcité »,
appelle à rassembler le « Touran », c’est-à-
dire tous les peuples d’Europe et d’Asie
centrale parlant des langues turques. La
Turquie puise d’ailleurs dans les steppes
de cette Eurasie fantasmée son récit des
origines. La mythologie fondatrice de ce
peuple s’appelle Ergenekon, la vallée légen-
daire où les premiers Turcs auraient été
guidés par une louve grise. L’histoire court
ensuite des tribus mongoles jusqu’aux
grands conquérants tels Gengis Khan et
Tamerlan, et unit la Turquie par la langue
et la culture à une multitude de peuples
dont le destin est depuis associé à la Rus-
sie – Tatars, Azéris ou encore Ouzbeks.
En Turquie et en Russie, la recette
de l’eurasisme reste anti-occidentale.
Elle est actuellement très à la mode en
Russie. Alexandre Douguine, idéologue
d’extrême droite, la diffuse parmi les
cercles dirigeants et la société avec un
incontestable succès. Les néo-eurasistes
comme le régime russe répètent avec
la même ob stination qu’en Russie eura-
sienne, le monde orthodoxe vit en
harmonie avec les Turco-musulmans. En

D


Erdoğan-Poutine :


une idylle


eurasienne


Géopolitique
TURQUIE

Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019 21

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