Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
PERSPECTIVES

A


ctualité


© Kay Nietfeld/AP/SIPA

©Studio Falour

Historienne, professeure
d’histoire contemporaine
à l’université Paris-13,
elle s’intéresse à l’imaginaire
social, à l’histoire
des représentations du crime
et aux femmes criminelles.
Son dernier livre, Violette
Nozière, la fleur du mal.
Une histoire des années trente
(Champ Vallon, 2017) porte
notamment sur l’histoire
de l’inceste et de la prise
de parole de ses victimes.

« Le terme “féminicide” est entré


dans le dictionnaire, pas dans le droit »


Que vous inspire l’annonce par Marlène
Schiappa d’un « Grenelle des violences
faites aux femmes »?
Anne-Emmanuelle Demartini : Cela traduit une
prise de conscience qui a émergé au sein de l’espace
public dans les années 1970, quand le mouvement fémi-
niste s’est mobilisé sur le viol. Mais c’est surtout depuis
l’affaire Weinstein qu’on observe une sensibilité accrue
de la société à la question des violences faites aux
femmes. Aujourd’hui, les chiffres des violences au sein
du couple – une femme tuée tous les trois jours par son
compagnon ou ex-compagnon – sont très éloquents et
davantage médiatisés. Par conséquent, ce que traduit ce
« Grenelle », c’est précisément qu’il y a une baisse nette
des seuils de tolérance. La lutte contre les violences faites
aux femmes était déjà « Grande Cause nationale » l’an
dernier ainsi qu’en 2010. L’une des différences, cette
année, c’est l’inflation du vocable « féminicide ».

D’où vient ce terme qui s’impose peu à peu
dans le paysage politico-médiatique?
La notion a été inventée en République domini-
caine après l’assassinat, en 1960, des trois sœurs Mira-
bal, qui combattaient la dictature. Elle a longtemps été
cantonnée à l’Amérique latine, où ont eu lieu des
crimes massifs contre des femmes, comme ceux de
Ciudad Juárez, au Mexique, depuis 1993. Le terme a
été repris par deux sociologues anglo-saxonnes, Diana
Russell et Jill Radford, dans un livre qui a fait date,
Femicide: the Politics of Woman Killing, publié en 1992
[non traduit]. Il y désignait le meurtre de femmes
« parce que ce sont des femmes ». Récemment, en 2015,
le mot a fait son apparition dans Le Robert. C’est donc
un usage qui s’est progressivement banalisé mais qui
est aussi débattu. Car si le terme est entré dans le dic-
tionnaire, il n’est pas entré dans le droit. Et c’est peut-
être là tout l’enjeu de ce « Grenelle ».

Faut-il inscrire le féminicide – et pas seulement
le crime à caractère sexiste – dans la loi, comme
en Amérique latine?
Ce serait une mesure forte, mais on peut se poser la
question de savoir si ce serait utile. Le droit actuel per-
met de réprimer ce type d’actes : la loi relative à l’égalité
et à la citoyenneté de 2017 a instauré la circonstance
aggravante du sexisme et, depuis 1994, il y a aussi circon-
stance aggravante quand un meurtre est commis par un
conjoint ou un concubin. Faire entrer le féminicide dans
le droit, ce serait donc sortir du régime des circonstances
aggravantes pour créer une incrimination spécifique.
Différents arguments juridiques sont mis en avant
pour la contester : elle contredirait l’évolution qui tend
à la disparition des incriminations liées à la qualité de
la victime, qui a notamment fait disparaître le parri-
cide du code pénal en 1994. Elle irait aussi à l’encontre
du principe d’égalité et de neutralité du droit. On
pourrait aussi objecter que ce serait essentialiser les
femmes comme êtres faibles, mises dans le rôle de
celles que l’on frappe. Cela étant posé, on ne peut
négliger la symbolique forte de ce geste. Ce serait dire
qu’il ne faut pas circonscrire ces crimes à la sphère
privée, qu’il s’y joue quelque chose de politique ayant
trait à la domination masculine.
Mais la violence conjugale se réduit-elle à une vio-
lence de genre? N’est-ce pas simplement le couple qui
est violent? Même si ce sont des phénomènes infini-
ment moins massifs, n’a-t-on pas aussi des hommes tués
par leurs compagnes et des violences au sein des couples
homosexuels? Et surtout, que signifie exactement « vio-
lence à l’égard d’une femme parce qu’elle est une
femme »? Comment le déterminer hormis dans le cas
des crimes de masse misogynes, comme celui de l’École
polytechnique de Montréal, en 1989? Nous verrons
bien si le « Grenelle » résout ces difficultés.
Propos recueillis par Samuel Lacroix

Anne-Emmanuelle
Demartini

Plus de 70 femmes sont tombées sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année. Face à cette
tragédie, la secrétaire d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa a annoncé début
juillet la tenue d’un « Grenelle des violences faites aux femmes », qui doit démarrer à partir de la rentrée. Une
décision suffisante pour enrayer ce phénomène? L’analyse de l’historienne Anne-Emmanuelle Demartini.

Justice
FEMMES

Turquie, l’influence des cercles eura-
sistes est sourde mais bien présente dans
l’armée, en dépit de la disgrâce de ses
sectateurs à la fin des années 2000. Mais
ce courant fait maintenant son retour
discret parmi les cercles de pouvoir. L’un
de ses représentants, Doğu Perinçek,

ami de Douguine, a d’ailleurs joué un rôle
actif dans le rapprochement turco-russe
récent. Leur anti-occidentalisme, tout à
fait dans l’air du temps turc, sera très
opérant pour guider le pragmatique
Erdoğan, très déterminé à ne pas se sou-
mettre à l’Ouest.

La Turquie comme la Russie souffrent
de ce destin schizophrène, celui d’être des
« pays déchirés » entre Orient et Occident.
Au-delà son opportunité stratégique, la sé-
duction de l’eurasisme opère donc comme
un remède au déchirement national, une
thérapie par les steppes. Nicolas Gastineau

22 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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