Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
Les Allemands ne semblent pas pressés de connaître
l’état de santé de leur chancelière, le renvoyant à la sphère privée.
Deux conceptions du pouvoir et de son incarnation s’opposent.

Merkel tremble,


pas les Allemands


ngela Merkel se veut ras-
surante : tout va bien, dit-
elle, après qu’elle a été prise
de trois crises de tremble-
ments en public, en trois
semaines, au début de l’été. Si les supputa-
tions vont bon train sur la cause de ces
manifestations spectaculaires – faiblesses
physiques, psychologiques ou maladies
neurologiques –, les journaux outre-Rhin
n’en font pas leurs gros titres. Les Alle-
mands eux-mêmes sont réservés : pour 59 %
des personnes interrogées, le sujet relève de
la vie privée, et 34 % souhaitent connaître le
bulletin de santé détaillé de Merkel, d’après
un sondage réalisé pour l’Augsburger Allge-
meine Zeitung et paru en juillet.
Vue de France, où le cancer de Fran-
çois Mitterrand – tenu secret pendant
des années jusqu’à ce qu’il ne soit plus
en mesure de gouverner – a marqué les

esprits, cette position ne manque pas
d’étonner. Mais, plus fondamentale-
ment, c’est aussi une certaine conception
du pouvoir politique et de sa représenta-
tion qui est en jeu. Dans l’Hexagone,
l’incarnation de la fonction présiden-
tielle est essentielle. Pour critiquer la
personnalisation du pouvoir du chef de
l’État sous la Ve République, le juriste
Maurice Duverger a même pu parler de
« monarque républicain ».
Il en va tout autrement en Allemagne
où, après la guerre et la réunification, il a
fallu imaginer les conditions d’une com-
plète réinvention démocratique. L’un des
artisans de cette réflexion est le philo-
sophe Jürgen Habermas, qui s’est deman-
dé comment rebâtir le « système des
droits » sans s’appuyer sur le nationalisme
étatique. Il développe une conception de
la démocratie fondée sur deux principes :

A


© Kay Nietfeld/AP/SIPA

©Studio Falour


Politique
SANTÉ

l’éthique de la discussion – l’idée que l’accep-
tation de règles et d’objectifs communs
permettent une discussion rationnelle
pour nous accorder sur ce qui est juste,
éthiquement et politiquement  – et le
patriotisme constitutionnel – qui veut que
l’on s’attache non pas au sentiment natio-
nal mais aux institutions. Il note ainsi à
propos de l’Allemagne, dans un article
repris dans un recueil de ses Écrits poli-
tiques (Le Cerf, 1990) : « Le seul patriotisme
qui ne fasse pas de nous des étrangers en
Occident est un patriotisme constitutionnel. »
Selon lui, une société juste repose donc
sur la pratique de la délibération dans l’es-
pace public, contre toute forme de « déci-
sionnisme » et de personnalisation du
pouvoir, au profit d’un attachement à la
stabilité des institutions démocratiques
qui, elles, ne chancellent pas.
Cédric Enjalbert

© Hannah Assouline

Le philosophe Laurent de Sutter


décrypte notre addiction au scandale


dans un livre aussi brillant


qu’impertinent!


LARELÈVE


Une collection dirigée
par Adèle Van Reeth

LES NOUVELLES VOIX
DE LA PHILOSOPHIE

En librairie le 28 août

Philosophie Magazine_Indignation totale.indd 1 23/07/2019 17:34
Free download pdf