Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
©^ Serge Picard pour PM

; illustration

: Charles Berberian pour PM.

e n’aime rien tant que les émotions qui viennent à contretemps.
Ça arrive quelquefois : vous êtes allongé dans votre lit, votre
chambre est plongée dans une tranquille pénombre, vos draps ont
l’immobilité du marbre, et soudain, vous sentez éclore en vous, alors
que vous cherchiez pourtant le sommeil, une colère, un appétit de
violence immotivé, et vous serrez les poings, vous avez envie d’en
découdre, dommage que nul ne soit là pour vous défier! Cette colère
n’est même pas liée à un souvenir, à une personne précise. Sans cible,
elle va simplement se dissoudre dans vos rêves.
Ou bien vous marchez dans la rue et vous avez envie de rire, comme font par-
fois les fous. Bien sûr, vous ne voulez pas paraître déréglé à ce point-là, mais des sou-
rires nerveux clignotent sur votre figure.
Alors qu’une fête bat son plein, un mariage dans un jardin, vous vous éloignez
un peu des sources du son, de l’animation des tables, et, en regardant un bout de ciel au-
dessus des arbres, vous sentez passer la vague froide d’une tristesse qui n’est liée à aucune
conversation, à aucune intrigue, qui n’est que l’inversion des réjouissances en cours, leur
négatif, au sens presque photographique du terme.
Vous voilà encore à La Poste ou dans une administration quelconque, à patienter
dans une salle d’attente bondée aux murs tapissés d’armoires en fer où coulissent des dos-
siers suspendus, et vous éprouvez un vif désir, une brûlante tension érotique déconnectée
de cet environnement monotone et kafkaïen. Il n’y a pourtant aucun corps désirable dans
votre champ de vision, que se passe-t-il?
Oui, j’aime ces émotions sans mobile interne. Elles n’ont rien de pavlovien non plus,
c’est-à-dire qu’elles ne sont pas, au contraire de nos habituelles bouffées de dégoût ou
d’envie, des réponses commandées par des stimuli externes. Si l’essentiel de notre vie affec-
tive semble obéir à un programme, car certaines blagues déclenchent notre hilarité, l’odeur
des croissants chauds nous allèche, tandis que celle des excréments nous répugne, ces
émotions-là sont des embardées, des encoches, elles échappent au pilotage automatique.
Comme dans une fugue où deux lignes musicales indépendantes s’entrecroisent
pour former une mélodie nouvelle, autonome, ces émotions détachées créent en nous
des contrepoints qui confèrent davantage de densité à notre vie intérieure.
N’étant rattachées à rien, elles sont de plus éprouvées à l’état pur, sans mélange – en
cela, elles sont très proches de ce que suscitent en nous les œuvres d’art, de l’expérience
esthétique, c’est-à-dire qu’elles nous précipitent dans un état de trouble qui n’a rien à voir
avec notre histoire et qui est peut-être lié à l’histoire des autres ou à la condition humaine
en général, avec son lot d’épreuves et de sentiments partagés. C’est un peu comme si nous
étions bouleversés par un tableau ou un film magnifique, mais sans qu’il n’y ait ni tableau
ni film devant nous.
Oui, il s’agit d’émotions artistiques sans art. N’est-ce pas le sommet de l’esthétique,
son désintéressement maximal?

Du détachement


Par Alexandre Lacroix
Directeur de la rédaction

J


ÉDITO


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L’œil de
Berberian

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`


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La foi et le doute


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