Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

42 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


T


angente


ESSAI

si Cassirer était le seul des quatre à soutenir
la République de Weimar. Il nous donne des
moyens efficaces et puissants de penser la
pluralité dans un monde qui n’a pas de sens,
et ce sont des moyens qui fonctionnent en-
core pour toute notre culture. »

LUDWIG WITTGENSTEIN
ET SA VILLA (VIENNE)
« Embarrassé par la fortune familiale
qui l’empêche selon lui de vivre une vie
pleinement philosophique, Wittgenstein
renonce à tout héritage à son retour de la
guerre, soit à un pécule qui se chiffrerait au-
jourd’hui en plusieurs centaines de millions
d’euros. Ses sœurs s’inquiètent. Ce suicide
financier suit en effet les suicides, réels ceux-
là, de trois autres frères. Mais Wittgenstein
est déterminé, il sera instituteur pour sub-
venir à ses besoins. Sept ans plus tard, il doit
bien reconnaître que l’enseignement dans les
petites classes ne lui apporte pas l’apaise-
ment espéré – à vrai dire, il bat ses élèves. Sa
famille, craignant de le voir sombrer dans la
dépression, se mobilise pour lui trouver une
nouvelle occupation : l’architecture. Sa sœur
Margarethe rêve d’une maison qui lui per-
mette de jouer pleinement son rôle de figure
de la bonne société viennoise, le chantier est
donc tout trouvé. Associé à son ami Paul En-
gelmann, le voilà qui se lance à corps perdu
dans la conception d’une villa. “Le grand
talent de Luki [Ludwig] à faire office d’instance
morale, à élaborer des principes logiques enfin
mis à profit. Ses talents en matière technique qui
remplaceront les compétences d’un ingénieur
conseil. Et pour Engelmann, pouvoir bâtir à
nouveau sans renoncer à une entreprise mo-
rale”, s’enthousiasme l’une de ses sœurs.
La construction commence fin 1926 au 19
de la Kundmanngasse, un quartier petit-
bourgeois de Vienne, voire prolétaire : un
choix audacieux. Les plans dessinés par Witt-
genstein détaillent une bâtisse de trois étages,
ainsi que chacune de ses fenêtres, portes, ra-
diateurs et verrous. Le nouvel architecte ne
laisse rien au hasard, insiste auprès des ou-
vriers pour que chaque trou soit percé au
millimètre près. Il a l’impression de voir sa
propre pensée se couler dans une matière
organisée de façon parfaitement logique.
Métaphoriquement, il y a une connexion
entre la philosophie et l’architecture, l’ar-
chitectonique d’un système philosophique
peut être appréhendée sous forme d’espaces.
La villa de Kundmanngasse est une incarna-
tion du Tractatus : austère, dépouillée, froide,
avec d’étroites fenêtres qui donnent, vues de
l’extérieur, une impression de secret et de
renfermement. De l’intérieur, la sensation
est très différente : clarté et transparence. Pas

vraiment cubiste, ni vraiment Bauhaus, ni
vraiment Le Corbusier, la villa de Wittgen-
stein détonne en architecture comme son
Tractatus en philosophie, entre logicisme,
existentialisme, empirisme et idéalisme.
Dans le Tractatus, Wittgenstein aborde le
langage sous l’angle de la fausse évidence :
comment le langage peut-il décrire le monde
correctement? Comment est-ce seulement
possible, alors que nous avons affaire à deux
choses en apparence absolument diffé-
rentes? Le mot “chien” (dog en anglais, Hund
en allemand) n’a aucun rapport avec l’animal
qu’il désigne. Ce n’est pas une idée nouvelle :
Platon et d’autres ont eu cette intuition. Mais
Wittgenstein va plus loin en disant qu’il n’y a
aucun moyen pour nous de déterminer com-
ment le langage et le monde parviennent à se

synchroniser. Pour ce mystique converti du
judaïsme au christianisme, c’est un miracle
que cela se produise et nous devons nous en
étonner chaque jour. Le langage dit quelque
chose de la logique formelle du monde, le
langage et le monde partagent la même struc-
ture formelle. En ce sens, le langage ne dit
rien, mais il montre le monde, en même
temps que le monde se montre à nous de
façon immédiatement signifiante. “Mon livre
à proprement parler ne dit rien qui ait du
sens, mais il montre quelque chose. En tant
qu’œuvre, il n’est rien d’autre qu’une pure et
simple ostension, il montre un ‘autre monde’,
c’est-à-dire une autre vision du monde : plus
claire, plus sincère, moins déformée, qui s’étonne
aussi, plus modeste, plus insondable, plus
sensée”, écrit-il à Bertrand Russell. »

« En se faisant architecte,


Wittgenstein démontre que son


système philosophique peut être


appréhendé sous forme d’espaces »


Ludwig Wittgenstein
(1889-1951)

Œuvre clé : Tractatus logico-philosophicus (1921)
Écrit comme une suite de propositions dont l’ordre peut parfois
paraître obscur, il tente de percer la structure logique du langage
afin de déterminer ce qu’il est possible de dire ou non du monde.
Postérité : la philosophie analytique qui continue, dans le monde
anglo-saxon principalement, de s’appuyer sur la logique formelle pour en tirer
des conclusions éthiques et existentielles.
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