Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

T


angente


MOTIFS CACHÉS

Chronique
d’Isabelle Sorente *

n matière d’anticipa-
tion, les machines ont
sur l’être humain l’in-
déniable avantage de la
puissance de calcul.
C’est ce qui les rend capables de battre
les plus grands joueurs d’échecs ou de
go. Mais nous possédons une autre
faculté d’anticipation que le calcul.
C’est le rêve. Dans les premières pages
de son essai Le Théâtre et son double
(1938), Antonin Artaud rapporte un
fait divers fascinant. Une nuit d’avril
ou de mai 1720, le vice-roi de Sar-
daigne, Saint-Rémys, rêve qu’il est
atteint de la peste et que toute la ville
de Cagliari agonise avec lui. Le rêve
est effroyable. Le lendemain, le vice-
roi apprend qu’un navire de retour de Syrie, le Grand Saint-Antoine,
demande l’autorisation de débarquer. Bouleversé par son rêve, le vice-
roi refuse l’entrée du vaisseau dans le port, persuadé qu’il apporte la
maladie. Et il ne se contente pas de ce simple refus, non, il menace de
couler le navire à coups de canon s’il ne quitte pas les eaux sardes sur
le champ. Artaud, qui a lu les archives de la ville, sous-entend qu’à
l’époque, déjà – on est quand même au XVIIIe siècle –, la décision
passe mal. La façon dont le chef d’État traite cet équipage est contraire
à tous les usages diplomatiques, il est considéré comme un fou. La
suite de l’histoire est mieux connue. Trois semaines plus tard, le
Grand Saint-Antoine débarque sa cargaison et ses hommes à Mar-
seille. L’épidémie de peste y éclate et fait des milliers de victimes.
Ce qui vaudra au rêve du vice-roi Saint-Rémys d’être consigné dans
les archives de la ville de Cagliari.
Ce rêve, Artaud le voit comme une preuve de la dimension
symbolique de la peste dont l’image parvient jusqu’au vice-roi sans
toutefois le contaminer. Puissance de la peste, donc. Mais aussi

indéniable puissance du rêve qui
donne à Saint-Rémys le courage de
passer outre le ridicule et la désappro-
bation de son entourage pour finale-
ment sauver la ville.
Aujourd’hui, la plupart des
scientifiques et des psychologues
reconnaissent – enfin ? – que nous ne
savons pas grand-chose des rêves.
Comment se forment ces images qui
nous apparaissent la nuit? D’où
viennent-elles? Quelle est leur fonc-
tion? Tout cela, nous sommes loin de le
savoir. Pour les hommes de l’Antiquité
qui considéraient les rêves comme
un moyen de communication avec
les dieux, leur dimension prémoni-
toire était une chose admise. La psy-
chologie, et surtout la psychanalyse, ont réhabilité l’interprétation
des rêves pour en faire un outil de lecture du passé, et non plus de
l’avenir, puisque ce sont, selon Freud, nos névroses et nos secrets
enfouis qui inspirent les songes. Aujourd’hui, des sociologues
comme Bernard Lahire défendent l’idée que les rêves ne sont pas
seulement ceux d’un individu, ils révèlent aussi les interdits, les
secrets et les soubresauts d’une société. Nos rêves sont plus vastes
que nous ne l’imaginons. En permettant à l’esprit de former des
hypothèses inhabituelles, le rêve nous entraîne à affronter des cir-
constances inédites, il nous fait emprunter des chemins neuro-
naux que nous n’avons pas l’occasion de mobiliser en mode vigile :
il développe en quelque sorte nos facultés d’adaptation. À ce titre,
il pourrait bien être nécessaire à notre survie.
Il est troublant de se demander si un décideur, comme
Saint-Rémys il y a trois siècles, oserait aujourd’hui prendre un rêve
au sérieux. Il est aussi troublant de se dire qu’en tant qu’entraîne-
ment à l’inouï, le rêve est l’exact contraire de l’algorithme. 

* Romancière, essayiste et chroniqueuse sur France Inter dans l’émission Par Jupiter ! /
Son roman 180 Jours est sorti en poche en août chez Folio-Gallimard / Dernier ouvrage paru : La Faille (JC Lattès, 2015 ; Folio, 2017).

E


Croire en ses rêves


Certes, les machines calculent aujourd’hui plus vite et mieux que nous autres humains.
Cependant, il est un domaine qui échappe encore à la toute-puissance des algorithmes : nos songes,
qui en disent long sur ce que nous sommes en tant qu’individus mais aussi en tant que société.

GRAND BIEN


VOUS FASSE!


10H / 11H


DE LA PSYCHO


DU QUOTIDIEN


DU SOURIRE


ALI REBEIHI


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DE L’ÉMISSION


Crédit photo : Christophe Abramowitz

Vendredi 6 septembre
émission autour des émotions avec
Martin Legros, Rédacteur en chef de

44 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019


©^ Serge Picard pour PM

; illustration

: Oriane Safré-Proust/Valérie Oualid pour PM.
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