Philosophie Magazine - 09.2019

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Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 55


ne nouvelle législation soulève un sentiment
d’injustice ; la colère se répand dans des franges
du peuple. Quand les émotions enflent, faut-il les
écouter, et appeler à tout chambouler, ou s’en défier,
au motif qu’elles risquent de verser dans l’hubris, la
démesure? Kant a un avis tranché sur la question : les
émotions n’ont pas le droit de cité dans la vie collective et politique ;
elles ne sauraient en être le socle ou le levier. Le philosophe allemand
a été le contemporain fasciné de la Révolution française. Dans sa Cri-
tique de la faculté de juger (1790), il énonce que « tout affect est aveugle ».
Il évoque notamment « l’enthousiasme » – exemple clé dans le contexte
révolutionnaire –, cet élan irrépressible au service d’une certaine idée
du Bien. Esthétiquement, cet état
d’esprit est « sublime » ; morale-
ment et politiquement, il est dé-
sastreux : « l’enthousiasme ne peut
d’aucune manière contribuer à une
satisfaction de la raison », relevant
de la « démence »... De manière
générale, les émotions sont pro-
blématiques, car elles varient en
intensité selon les individus. Cha-
cun y est plus ou moins sensible (à la peur ou à la colère, par exemple),
tout comme chacun a une idée personnelle sur ce qui apporte le bon-
heur. Or, pour Kant, la vie politique ne doit pas se régler sur ce qui est
contingent et singulier, mais sur ce qui est inconditionnel et universel.
Dans sa pensée, il s’agit de la raison ; c’est elle qui établit les principes
et les maximes à suivre, tant sur le plan individuel que collectif. Mais
comment se traduit concrètement la raison? Qu’est-ce qui met en
pratique l’impératif d’universalité? C’est le droit, défini comme « la
limitation de la liberté de chacun à la condition de pouvoir s’accorder avec
la liberté d’autrui » (Théorie et Pratique). Il est une force contraignante
mais nécessaire, qui rend possible l’autonomie et l’égalité de tous – la
loi s’applique à chacun, content ou mécontent, du moins en théorie...
Dans une logique kantienne, l’État de droit républicain (res publica,
la « chose publique ») est ainsi l’inflexible garant du pacte social, là
où les émotions, privées et fluctuantes, menacent à tout moment de
le fissurer, voire de le briser tout à fait.

Les émotions ont-elles


leur place dans la vie politique?


’un côté, la sphère de l’intime et du privé (les émo-
tions), de l’autre, la sphère publique (la vie poli-
tique), ces deux domaines devant rester étanches :
pour Martha Nussbaum, cette séparation drastique ne
tient pas. La philosophe américaine entend, à l’inverse
de Kant, politiser les émotions et « émotionnaliser »
la politique. Tout part d’un constat : les émotions ne sont pas si
neutres ; elles s’articulent toujours à une manière de se représenter
le monde. Soit une émotion viscérale comme le dégoût, ressenti à
l’origine « devant les déchets de notre propre corps » et qui « implique des
idées de souillure et de saleté ». Le dégoût peut avoir un prolongement
politique : dans le racisme, une catégorie est stigmatisée, perçue
comme « dégoûtante » ; il en va de
« la construction d’un ”nous”, sans
tache, et d’un ”eux” fait d’indivi-
dus sales, mauvais, contagieux »
(Les Émotions démocratiques). Si
certaines émotions séparent,
d’autres relient, frayant une ou-
verture vers autrui. C’est le cas
de la compassion, de la peine
(dans le deuil, je manifeste mon
attachement pour l’être perdu) ou de l’amour qui fait éprouver la
singularité, la différence irréductible de l’aimé(e). De tels sentiments
éveillent, consonnent avec une fibre démocratique, puisqu’ils ap-
puient et nourrissent l’idée selon laquelle l’autre doit avoir une dignité
et des droits égaux aux miens. Pour cette raison, Nussbaum, fervente
défenseuse de l’idéal démocratique, juge indispensable de cultiver les
émotions qui décentrent de soi et rendent attentifs à la vulnérabilité
de l’autre. Ces émotions peuvent infiltrer le droit, en inspirant par
exemple des lois contre les discriminations en tout genre. Plus large-
ment, le sens de la sollicitude devrait se transmettre dès l’école pour
permettre aux enfants d’« apprécier pleinement la manière dont la faiblesse
humaine est expérimentée ». Comme quoi les émotions ne sont pas seu-
lement des réactions « naturelles » ; elles sont construites socialement
et s’apprennent. Au final, elles constituent le ferment, le carburant du
modèle politique que l’on estime le meilleur. Démocrates de tous les
âges, encore un effort pour (bien) s’émouvoir!

U D


« Les émotions
qui nous ouvrent à
autrui constituent
le carburant
de la démocratie »

« L’enthousiasme
ne peut d’aucune
manière contribuer
à une satisfaction
de la raison »

Non Oui


EMMANUEL KANT
1724-1804

MARTHA NUSSBAUM
née en 1947
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