Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
D

ossierQUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS^?

e suis né content. Heureux quoi qu’il arrive ; en
toutes circonstances, le sourire aux lèvres. En d’autres
temps, cette heureuse complexion aurait fait mon
bonheur. Me contenter de ce que donne le présent,
envisager la vie comme une suite de bonnes surprises :
comment imaginer plus sûr moyen d’être heureux? Et
pourtant, je ne me satisfais pas de ce don des dieux. Quelque chose
ne va pas dans cette béatitude de tous les instants ; je ne suis pas
content d’être content. Que m’arrive-t-il? Certes, les démesures
contemporaines de l’homme « maître et possesseur de la nature »,
l’inflation publicitaire de nos moindres désirs, devraient rendre à
jamais précieuse la capacité à se contenter de peu. « Changer ses désirs
plutôt que l’ordre du monde », comme disait Descartes, ou mieux : être
né pauvre en désirs et donc en paix avec l’ordre du monde, voilà qui
contrecarre d’un coup l’hybris consumériste du présent.
Je ne suis néanmoins pas sûr d’être à la hauteur de cette grande
sagesse grecque, de ce beau principe de réalité qui nous invite à
régler nos attentes sur ce qui est. Car on est normalement content
intentionnellement : content de ce qu’on a fait, de ce qui nous arrive,
du monde tel qu’il est. Or on peut ruser avec soi-même et se vouloir
content quoi qu’il arrive. Par une légère déviation morale qui trahit
la vie en moi, c’est-à-dire la satisfaction à tout prix de mes désirs,
j’ai bien peur d’avoir implicitement choisi un contentement sans
objet plutôt qu’un contentement jugé sur pièces. D’avoir préféré la
citadelle intérieure de mon optimisme aux inquiétudes de la curio-
sité et aux verdicts de l’action. Et d’un coup, ma chance d’être né
content m’apparaît comme étrangement déphasée. À l’heure où
notre planète brûle, je ne veux plus me satisfaire de ce sourire qui
flotte loin de tout. Je ne veux pas cultiver la paix pour la paix, sculp-
ter ma statue intérieure, philosopher pour ma propre quiétude. Ce
contentement acosmique et sans rien qui contente risque de me
faire oublier tout ce que le monde attend de nous pour le maintenir,
ou l’aimer, ou travailler à le transformer.

ÉTIENNE BIMBENET
Professeur de philosophie à l’université
de Bordeaux, il explore les liens et les différences
entre comportements animal et humain,
notamment dans Le Complexe des trois singes.
Essai sur l’animalité humaine (Le Seuil, 2017).

« À l’heure où notre planète


brûle, je ne veux plus


me satisfaire de ce sourire


qui flotte loin de tout »


J


Le contentement


©^ Emmanuelle Marchadour/Seuil

; Bruce Gilden/Magnum Photos

; Claire Simon/Flammarion

; Hannah Assouline/Opale

via

Leemage.

62 Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019

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