Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
e me mets souvent en colère. Par exemple, en ap-
prenant que, à l’heure où j’écris ces lignes, 76 femmes
sont déjà mortes sous les coups de leur compagnon
cette année. Ou qu’il y avait cinq fois plus d’études
médicales sur les dysfonctionnements érectiles que
sur les douleurs liées aux règles – alors que les pro-
blèmes d’érection touchent moins d’un homme sur cinq et que les
douleurs liées aux règles concernent plus de sept femmes sur dix.
Cela me met hors de moi. C’est cette colère qui me pousse à me
mettre à ma table de travail. Il y a apparemment quelque chose de
paradoxal à considérer que la colère est nécessaire au travail philo-
sophique, alors qu’on associe plutôt la philosophie à la joie et au
calme. Mais je sais que si je m’attaquais à la domination masculine
et aux injustices de manière détachée, mon travail ne serait pas bon.
C’est un gage de qualité que de réfléchir à ce qui nous émeut ou nous
scandalise. La colère invite à la pensée. Lorsqu’on juge qu’un tort a
été fait à soi ou à d’autres, elle contient une énergie et une urgence
qui obligent, au sens moral, à se pencher sur le tort commis : quel est
exactement ce tort qui suscite la colère? Qui en est responsable?
Comment le réparer? Les femmes et les opprimés en général ont
souvent été disqualifiés en raison de leur colère – le fameux « elle est
folle, celle-là ! » –, alors que leur colère provient souvent d’une situa-
tion d’oppression qu’on n’a pas envie de voir. Écouter la colère
d’autrui est un premier pas pour mettre au point une pensée critique
de l’ordre social.

J


MANON GARCIA
Chercheuse à la Society of Fellows de l’université
Harvard, cette philosophe féministe a publié
On ne naît pas soumise, on le devient (Climats, 2018).

« Elle contient une énergie


et une urgence qui obligent,


au sens moral, à se pencher


sur le tort commis »


La colère


e vis en France depuis vingt ans,
mais je suis italienne. En tant
qu’étrangère, je sais très bien ce
qu’est l’humiliation. La plupart du
temps, il n’y a aucune intention d’hu-
milier de la part de ceux qui me font
remarquer mon accent ou mon nom de famille « pas
de chez nous ». Mais le mal est fait. L’humiliation
est une émotion fondamentale, car elle en fait naître
beaucoup d’autres : la colère, l’indignation, le res-
sentiment, la honte. À toutes les époques, mais
peut-être plus particulièrement aujourd’hui, l’hu-
miliation constitue le cœur des émotions négatives
et la source des passions sociales. C’est très clair
avec le mouvement des « gilets jaunes » – composé
de personnes qui se sentent niées – ou avec ces
pays qui se sentent humiliés par des États plus
puissants. L’humiliation est donc l’émotion
« statutaire » par excellence. Dans son sens actif
– humilier les autres –, son but est d’abaisser leur
statut social, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Dans
son sens passif – être humilié –, elle correspond au
sentiment aigu que notre statut a été abaissé par
autrui. Le mépris de classe est, par exemple, une
réalité très forte et douloureuse. Pour éviter de
payer le prix de l’humiliation, il faut bien maîtriser
la vie sociale, c’est-à-dire être capable de défendre
son image devant les autres. Nous avons tous en
nous une sorte de sociomètre, un instrument qui
nous fait mesurer de manière très spontanée notre
position sociale. Et nous oscillons tous sans cesse
entre humiliation et reconnaissance.

GLORIA ORIGGI
Chercheuse à l’Institut Jean-Nicod
et spécialiste des émotions
et des sentiments sociaux, elle vient
de diriger un ouvrage collectif
sur les Passions sociales (PUF, 2019).

« Le mépris


de classe est une


réalité très forte


et douloureuse »


J


L’humiliation


Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 63

Free download pdf