Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
VIRGINIE EFIRA : Quel rapport j’entretiens
avec mes émotions? Ce n’est ni un accueil en
fanfare – comme si elles recelaient la vérité
de mon être –, ni une méfiance de principe
– comme si elles risquaient de me perdre. Mes
émotions sont pour moi une information, une
perception du vivant, un élan. Si je suis deve-
nue comédienne, c’est que je voyais dans ce
métier une recherche sur ce qu’est être au
monde – une recherche pas purement céré-
brale et qui ménage sa place à l’intuition.
Aujourd’hui, j’étais en tournage toute la jour-
née, or je dois avoir entendu vingt-huit fois le
mot « émotion ». Parfois à bon escient, parfois
pas. C’est notre matière première. On peut se
reposer sur elles, mais on peut aussi chercher
à les tordre, à les modeler pour découvrir ce
qu’elles cachent.

MICHAËL FŒSSEL : Aujourd’hui, nous
sommes incités à exprimer et à partager nos
émotions. Elles nous sont présentées comme
des vécus intérieurs, voire comme des expé-
riences solitaires. Or l’émotion n’est pas seule-
ment une information sur l’état sensible dans
lequel je me trouve – joie ou tristesse –, elle té-
moigne de mon rapport au monde et aux autres.
L’émotion ne me retranche pas en moi-même,
elle m’ouvre vers l’extérieur. Ce n’est pas un

MICHAËL FŒSSEL
Professeur de philosophie
à l’École polytechnique,
spécialiste de Kant et disciple
de Paul Ricœur, il est l’auteur
de nombreux essais sur
le monde contemporain : Après
la fin du monde. Critique
de la raison apocalyptique
(Seuil, 2013), Le Temps de
la consolation (Seuil, 2015),
La Nuit. Vivre sans témoin
(Autrement, 2017) et, plus
récemment, Récidive. 1938
(PUF, 2019). Il s’inspire du
philosophe Hans Blumenberg
pour comprendre les émotions
humaines, « tournées vers
le dehors » comme des
« demandes de consolation ».

sentiment privé que je devrais ensuite parvenir
à exprimer publiquement, puisque je suis mis
dans ce état sensible par la situation. Ce qui
privatise les émotions, c’est le discours thé-
rapeutique qui réduit nos émotions à la petite
parcelle de vie intérieure que nous devrions
protéger du dehors. En réalité, les émotions ont
une dimension transitive et collective, que l’on
retrouve au théâtre ou au cinéma, mais aussi
dans la rue quand il y a des manifestations ou
des révolutions. C’est ce qui fait qu’on peut res-
sentir le monde de manière collective.

V. E. : En philosophie, les émotions sont plutôt
considérées avec suspicion, non ? 

M. F. : Une longue tradition les conçoit comme
ce qui menace l’indépendance de l’esprit. Mais,

dans la modernité, elles ont été réhabilitées
comme une manière spécifique de nous rap-
porter au monde. Un philosophe que j’appré-
cie particulièrement, Hans Blumemberg
[1920-1996], soutient que, loin d’être oppo-
sées à la raison, les émotions sont à l’origine
de la rationalité. En regard des animaux,
l’être humain est prématuré, il ne peut sur-
vivre par ses propres moyens avant 12 ou
13 ans. Par conséquent, il est soumis à un
régime d’émotions plus grand que les autres
mammifères, et c’est pour compenser cette
fragilité qu’il a développé sa rationalité. La
raison permet de déchiffrer les informations
transmises par les émotions.

V. E. : Et personnellement, que faites-vous de
© Edouard Caupeil/Pasco & Co© Bruno Klein/Divergences.com vos émotions?


Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 65

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