Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

D


ossierQUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS^?


M. F. : J’essaie de ne pas les prendre trop au sé-
rieux, je m’intéresse davantage aux émotions
collectives.


V. E. : Moi j’ai une posture de rébellion de bac
à sable dès que surgit une émotion collective :
j’ai toujours envie d’être en opposition. Dans
le cinéma, il y a beaucoup de célébrations, et
les acteurs adorent partager leurs émotions.
Eh bien, j’ai souvent un élan contradictoire
dans ces situations. Quand je suis censée
ressentir de la fierté, je ressens de la honte ;
quand tout le monde se réjouit, je m’inquiète.
J’éprouve cette résistance aussi face à la col-
lectivisation des émotions que l’actualité nous
impose au jour le jour. Comme la colère ou
l’indignation que nous sommes incités à par-
tager sur les réseaux sociaux.


M. F. : La colère est une manière sensible de se
rapporter à l’idéal. Se mettre en colère, c’est
s’élever contre ce qui ne devrait pas avoir lieu,
au nom d’un idéal de justice que l’on a du mal
à formuler positivement. Ce qui est probléma-
tique, c’est quand cette révolte fait l’objet d’une
injonction sociale. Le système médiatique
nous somme de prendre position affective-
ment sur des choses avec lesquelles nous ne
sommes pas en rapport. Certaines dérives du
phénomène « Balance ton porc » allaient dans
ce sens. Réagir à une violence réelle faite à une
femme n’a pas grand-chose à voir avec le fait
de ressasser sur Twitter une émotion carica-
turale. L’émotion est « ce qui met en mouve-
ment ». Pas étonnant qu’elle fasse l’objet de
manipulations. Il n’y a rien de plus puissant que
de mobiliser les gens par leurs affects. C’est le
fait de l’État, des réseaux sociaux, des partis
politiques, du marché. Je distinguerai donc
l’émotion manipulée de l’émotion réellement
éprouvée ou de l’émotion esthétique – votre
matière première, comme vous dites.


V. E. : Les émotions esthétiques peuvent aussi
être manipulées. Ce ne sont pas toujours les
films les plus élaborés qui sont les plus justes.
Des films « féministes » peuvent véhiculer les
pires clichés misogynes quand des comédies
sentimentales légères, par forcément celles dans
lesquelles j’ai joué, posent de vraies questions.


M. F. : Sans aucun doute. Avant de devenir une
très grande actrice avec des rôles de femmes
tourmentées, vous avez joué dans des comé-
dies sentimentales un peu stéréotypées. Avez-
vous décidé à un moment de bifurquer? Car
on a l’impression que vos derniers rôles, dans
Victoria ou Sibyl, de Justine Triet, corres-
pondent plus à votre tempérament.


V. E. : Je suis arrivée au cinéma d’auteur après
beaucoup de détours. J’ai tout d’abord été


animatrice à la télévision, j’ai ensuite joué dans
des comédies romantiques qui tablaient toutes
sur les mêmes émotions. À l’époque, je n’avais
pas conscience que je pouvais vraiment choi-
sir. Était-ce par peur, par honte, par confor-
misme? J’ai mis du temps avant de faire les
choses qui me correspondent. Et quand on a fait
de la télévision de divertissement, cela n’incite
pas les réalisateurs exigeants à vous solliciter. Et
puis, peu à peu, j’ai en effet pu donner expression
à des personnages plus complexes. 

M. F. : Dans Sibyl, vous incarnez une psychana-
lyste qui a connu une grande passion amoureuse
dans sa jeunesse et qui se trouve confrontée au
retour de ce passé enfoui lorsque débarque dans
son cabinet une jeune actrice en proie à un
amour dévastateur. Sibyl lâche tout pour la re-
joindre à Stromboli, sur le lieu d’un tournage,
avant de s’effondrer. « J’ai le sentiment que tout
ma vie est une imposture », dit-elle.

V. E. : Sous couvert de servir de médiatrice,
Sibyl croit pouvoir jouer tous les rôles, celui de

la confidente, de la maîtresse, de la réalisatrice,
etc. Mais elle se projette tellement dans la vie
et les émotions des autres qu’elle ne sait plus
qui est derrière le masque qu’elle emprunte.
Où est l’endroit? Où est l’envers de sa vie? Elle
a une telle porosité aux émotions des autres
qu’elle chavire.

M. F. : Cela me fait penser à La Fêlure [1936],
le récit autobiographique du destin brisé de
Francis Scott Fitzgerald. L’émotion y apparaît
comme une force impersonnelle qui sub-
merge le sujet. D’où le rapport au volcan pré-
sent dans La Fêlure comme dans Sibyl : ces
personnages sont emportés par leurs émo-
tions comme par une lave brûlante. Chez
Fitzgerald, la fêlure révèle que quelque chose
s’est cassé dans le héros, il est devenu inca-
pable d’écrire, d’aimer et, en dernière analyse,
de vivre. L’art, qu’il s’agisse de l’écriture ou
du cinéma, est censé nous permettre de ne
pas seulement subir nos fêlures mais d’en
faire quelque chose. C’est ce que j’ai compris
du personnage de Sibyl : voici quelqu’un qui

« L’art est censé nous permettre


de ne pas seulement subir nos fêlures


mais d’en faire quelque chose »


MICHAËL FŒSSEL

© Bruno Klein/Divergences.com© Edouard Caupeil/Pasco & Co

66 Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019

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