Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
a voulu cadenasser tous les éléments de son
existence, qui est dans une position de maî-
trise et qui, depuis ce lieu, éprouve un débor-
dement. Elle est submergée par ses émotions,
alors qu’elle devait incarner le point de ratio-
nalité de tous ces destins imbriqués. J’aime
bien l’idée que celle qui est censée incarner la
maîtrise est emportée dans le nœud des his-
toires émotives et irrationnelles des autres.

V. E. : Ce que vous dites est juste. Dans Victoria
qui explorait déjà les mêmes questions, j’incarne
une avocate qui absorbe toutes les émotions des
autres et qui est au bord du burn-out à cause de
cette perméabilité qui existe entre son travail, sa
vie sexuelle (ou son absence de vie sexuelle), sa
position de mère célibataire, etc. Contre toute
forme de déontologie, elle a accepté de plaider
pour un ami qui est accusé d’avoir poignardé sa
compagne, et son ex-mari déverse sur Internet
les confidences qu’elle lui a faites... Mais, étran-
gement, tandis que ses proches l’incitent à cloi-
sonner un peu plus sa vie et à ne pas tout
mélanger, elle parvient à reprendre pied en
s’appuyant sur l’enchevêtrement de ses diffé-
rentes émotions, de mère, d’avocate, de femme.
En pleine plaidoirie, elle se souvient d’une nuit
d’amour qu’elle a passée dans un état second avec
celui qui est à la fois le baby-sitter de ses filles et
son ancien dealer...

M. F. : Il ne faut jamais, mais jamais, coucher
avec ses dealers...

V. E. : Certes. Mais du coup, elle ne s’en sort pas
en se murant en elle-même, comme le lui
conseillent ses proches, mais en s’autorisant à
vivre ses émotions. Comme si elle se disait :
« Ce que je ressens, je vais le suivre, et ça m’in-
diquera le vrai. » C’est un peu la fonction de la
joie selon moi. Quand on fait des choix impor-
tants et que l’on ressent une forme de joie inté-
rieure, cela peut être le signe que le chemin que
l’on prend est le bon. Dans le film, Victoria
confond tous les registres – intime, sexuel,
professionnel. Et pourtant, ce n’est pas en ren-
dant les choses plus étanches qu’elle s’en sort.
Elle découvre qu’il peut y avoir une perméabi-
lité heureuse des émotions. Et qu’elle ne doit
pas se débarrasser de sa fêlure intérieure pour
s’en sortir. C’est une idée que j’ai retrouvée
dans votre livre sur la consolation. Vous y op-
posez la figure de l’inconsolable – qui refuse de
surmonter son chagrin, qui veut y adhérer plei-
nement – et celle de l’inconsolé – qui essaie de
vivre avec. Et vous soutenez l’idée qu’il est
possible de surmonter un deuil, une perte, une
fêlure, sans avoir à la trahir, à la colmater.

M. F. : Ce que vous dites me touche, parce que
c’est exactement ce que j’ai cherché à suggérer.
L’inconsolable, ou le mélancolique, selon moi,

c’est celui qui reste fixé au deuil, qui ne veut rien
d’autre que l’objet perdu. Il n’accepte aucune
forme de transaction avec ses sentiments, il veut
rejoindre l’objet de la perte dans sa disparition,
c’est-à-dire mourir en fait. Tandis que l’incon-
solé, c’est celui qui, malgré le chagrin, trouve
dans son émotion une énergie qui lui permet de
renouer avec la vie. Votre personnage de Victoria
est une inconsolée : elle cherche dans ses émo-
tions non pas un substitut à la perte mais une
manière de l’entériner et de continuer à vivre.
Au fond, qu’est-ce qui nous met en mouvement
dans une émotion? C’est le fait qu’elle marque
une rupture avec les attentes sociales et la ratio-
nalité instrumentale. Tout d’un coup, quelqu’un
se met à agir différemment de ce que l’on atten-
dait de lui. Lors d’un enterrement, tout le monde
mime la tristesse. Et puis, soudain, quelqu’un a
un fou rire. Alors, évidemment, c’est mal venu
un fou rire pendant un enterrement. Mais cela
marque la victoire de la vie sur la mort. Ce qui
est gênant dans notre société, ce n’est pas qu’elle
brime les émotions – au contraire, on l’a dit, elle
nous incite dorénavant à les exprimer –, mais
c’est qu’elle ne fait plus droit à cette mobilité des

émotions. Dans la vie professionnelle, on est
censé avoir les émotions adaptées à chaque situa-
tion : souriant derrière la caisse ou le bureau,
affligé quand on annonce de mauvais résultats,
etc. Comme si la division sociale du travail se
retrouvait dans la division sociale des émotions.

V. E. : C’est une tendance très puissante
au cinéma. Depuis une vingtaine d’années,
pour pouvoir financer un film, il doit être
catalogué par genre. Si c’est une comédie, il
faut qu’elle fasse rire, mais uniquement rire.
Actuellement, tout le monde recherche un
film social mais pas sombre, genre « gilet
jaune sympa ». On ne s’autorise plus la pos-
sibilité de jouer sur une palette bigarrée
d’émotions. Comme si le public devait pou-
voir se dire : je vais acheter un ticket pour telle
émotion, comme la peur, eh bien ce ne sera
que de la peur. Alors que ce qui fait la magie
du cinéma, c’est d’être cueilli dans une mul-
tiplicité d’émotions.

M. F. : Au-delà du cinéma, cette marchandisa-
tion des affects caractérise le capitalisme

« À la moindre émotion collective,


j’ai une posture de rébellion de bac à sable :


j’ai toujours envie d’être en opposition »


VIRGINIE EFIRA

© Bruno Klein/Divergences.com© Edouard Caupeil/Pasco & Co


Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 67

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