Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

D


ossierQUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS^?


contemporain. Je fais l’hypothèse que cela
procède d’une forme de recyclage de l’idéal
stoïcien d’impassibilité. Les stoïciens prô-
naient l’apathie, le fait de ne pas avoir de pa-
thos, de ne rien ressentir pour ne pas souffrir.
C’est un idéal que je ne partage pas, mais qui
avait une forme de noblesse et qui répondait à
un désir profond de l’être humain de ne plus
souffrir, de devenir une citadelle imprenable.
Le tout fondé sur une croyance en l’immorta-
lité de l’âme : nous n’avons pas de raison d’avoir
peur de souffrir ou de mourir, puisque notre
âme est immortelle. Or, aujourd’hui, cet idéal
est recyclé dans la vie économique, mais sans
la grandeur héroïque du stoïcisme. L’homme
économique doit se rendre imperturbable : on
ne lui demande plus de ne rien ressentir, on lui
demande de ressentir à bon escient, au bon
moment et de la bonne manière, en disposant
de ses émotions comme d’une « compétence ».
Évidemment, cela ne marche pas, parce que
nous ne sommes pas des êtres imperturbables.
Mais cela produit des effets d’atomisation.
Dans la mesure où nous ne sommes plus auto-
risés à avoir de l’empathie réelle les uns pour
les autres, nous vivons de plus en plus comme
des atomes affectivement séparés.


V.  E. : J’ai plutôt l’impression que tout le
monde est incité à exposer et à partager sa souf-
france en se présentant comme une victime,
par exemple. C’est un peu l’opposé de l’imper-
turbabilité, non?


M. F. : Pas l’opposé mais le symétrique. Comme
l’idéal d’imperturbabilité n’est pas vraiment
compatible avec la nature humaine...


V. E. : ... cela explose de l’autre côté.


M. F. : Il faut bien en faire quelque chose. Soit
ça devient une maladie, et on nous envoie
chez le thérapeute ou dans une cellule psy-
chologique, soit cela prend un caractère
éruptif et colérique. Georges Bernanos disait
déjà dans les années 1930 : « L’homme de ce
temps a le cœur dur et la tripe sensible. » La
sensiblerie l’a emporté sur le cœur, ce qui
n’est pas forcément un gain.


V. E. : Dans Le Paradoxe du comédien [écrit entre
1773 et 1777], Denis Diderot invite les acteurs à


une autre forme d’impassibilité. Ne croyez
surtout pas, dit-il, que vous devez aller cher-
cher au fond de vous-même les émotions que
vous jouez. La talent du comédien consiste,
selon lui, « non pas à sentir » mais à « rendre
scrupuleusement les signes extérieurs du senti-
ment », en se conformant à un « modèle idéal ».
Je trouve ça très juste. Pour pleurer, par
exemple, je parviens à actionner quelque chose
dans mon corps, sans y mettre une pensée ou
sans éprouver de la tristesse, et c’est seulement
une fois que mon corps me donne l’émotion
que je peux essayer de l’éprouver. C’est une
trajectoire inverse de celle que suivent nos
émotions dans la vie. Mais, en réalité, ne nous
arrive-t-il pas souvent de nous mettre en situa-
tion d’éprouver quelque chose pour pouvoir le
ressentir réellement ensuite?

M. F. : L’acteur convoque ses émotions. Et
cependant, elles ne sont pas toujours au ren-
dez-vous. Qu’est-ce qui fait que ça prend?

V. E. : Diderot le dit très bien. L’imitation de
l’émotion que produit l’acteur ne devient cré-
dible que si, à un moment, il est lui-même visi-
té par le fantôme de son personnage. Dans mon
prochain film, Benedetta, de Paul Verhoeven, je
joue une nonne lesbienne du Moyen Âge pos-
sédée par Jésus! Quand j’ai demandé à Paul
Verhoeven comment je devais me préparer
pour ce rôle, il m’a répondu : « You know what
you must do ! » [« Tu sais ce que tu dois faire ! »].
Or je n’ai pas une grande expérience de ce que
c’est que d’être possédé par Jésus... J’ai donc
dû faire un travail plutôt cérébral pour essayer
de comprendre ce personnage avant de me
glisser affectivement en lui.

M. F. : Le talent de l’acteur, c’est de savoir
jouer sur commande et de manière un peu
fine, presque technique, avec les émotions. Il

incarne des émotions sans vraiment les res-
sentir et nous permet, à nous spectateurs,
d’être saisis par ces émotions tout en les
maintenant à distance, puisque ce ne sont pas
les nôtres. Ce qu’Aristote appelait la cathar-
sis : voir des vies que nous ne vivrons pas, que
nous pourrions vivre, qui font écho avec celles
que nous vivons, mais en ayant conscience
qu’elles sont fictives.

V. E. : C’est ce qui distingue la manipulation
de la représentation. Comme spectatrice, il
m’est arrivé d’avoir l’impression d’être mani-
pulée, parce que j’avais pleuré pile aux mo-
ments attendus, comme si l’on avait tiré sur
des fils dans mon dos. Je me sentais lamen-
table d’être tombée dans le panneau. Mais il
m’arrive aussi de ressentir la vérité d’une
émotion qui est pourtant simulée, jouée.
Alors même que l’acteur donne expression à
ce que je ne vis pas, je sens en moi quelque
chose qui s’éclaire.

M. F. : C’est là où l’émotion de l’acteur doit
quand même renvoyer à une source émotive
réelle chez le spectateur. Elle n’est pas pure-
ment artificielle. Du coup, on ne joue plus avec
l’opposition vrai/faux, on table sur le vraisem-
blable : on se fiche de savoir si l’acteur ressent
ce qu’il joue, il faut qu’il le joue de telle sorte
que ses actes et ses sentiments puissent ren-
trer dans une intrigue crédible. C’est ce qui
rend l’art cathartique : on expérimente des
émotions parfois plus violentes que dans la vie
quotidienne, mais à l’intérieur d’une intrigue
qui donne sens à nos propres émotions. Dans
nos existences, nous sommes souvent dému-
nis parce que l’individu est à la fois acteur,
auteur, metteur en scène et spectateur. Nous
cherchons donc une forme qui nous permette
d’élaborer un récit de ce que nous éprou-
vons de manière embrouillée dans la vie.

V. E. : L’art aurait pour fonction de capter ce
qu’il y a de commun dans nos émotions.

M. F. : De l’acte sexuel jusqu’à la manifesta-
tion de rue, on ne sait jamais si l’on ressent la
même chose que les autres, il vaut mieux ne
pas trop se poser la question d’ailleurs. Mais
on ressent ensemble. Et c’est déjà en soi une
conquête sur la solitude.

« L’homme d’aujourd’hui doit se rendre


imperturbable en disposant de ses


émotions comme d’une “compétence” »


MICHAËL FŒSSEL

« Un comédien ne devient


crédible que s’il est visité par le fantôme


de son personnage »


VIRGINIE EFIRA © Bianchetti/Leemage.

Illustration : Studio

Philo/William L

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68 Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019

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