Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

IdéesENTRETIEN


74 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


Botaniste, vous vous


êtes spécialisé dans


l’étude des forêts


primaires tropicales.


Pourquoi?
FRANCIS HALLÉ : D’abord, le voyage
était une tradition familiale. Je suis le dernier
de sept frères et sœurs qui sont presque tous
partis dans leur jeunesse. J’ai eu envie de suivre
leur exemple. De plus, les tropiques sont fasci-
nants pour un botaniste. Si je ramasse une
plante ici, elle est répertoriée et au moins qua-
rante scientifiques éminents l’ont étudiée. En
forêt tropicale, j’ai eu affaire à des plantes ja-
mais manipulées par un savant. Cette impres-
sion de terra incognita est exaltante. Comme
jeune chercheur, j’étais rattaché à l’Office de la
recherche scientifique et technique d’outre-
mer [Orstom, aujourd’hui Institut de recherche
pour le développement], qui encourageait les
missions scientifiques en Guyane française et
en Afrique. Enfin, je vais risquer un jugement
subjectif... Les forêts tropicales sont bien plus
belles sur le plan de la variété des essences, des
couleurs, des parfums, de l’esthétique. Je vois
la Terre comme une boule assez luxuriante et
édénique le long de la ligne de l’Équateur, puis
la flore va se raréfiant à mesure qu’on remonte
dans les latitudes pour se réduire à une pelouse
rase et grise vers le cap Nord. Je n’y peux rien,
notre planète est ainsi faite.

Les plantes sont-elles méconnues et mal
aimées, si on les compare aux animaux?
Cela se ressent à bien des niveaux! Si un
enfant maltraite un animal, il est réprimandé.
S’il casse des branches, on ne lui dit rien. La
mise à mort du lion Cecil par des braconniers
en 2005 a créé un émoi planétaire, mais, chaque
jour, des dizaines de milliers d’hectares de forêt
tropicale disparaissent sans effusion de larmes.
Et puis, il y a le vocabulaire : si vous dites de
quelqu’un qu’il est un « légume » ou qu’il est
dans un « état végétatif », vous êtes loin de le
complimenter. Si vous vous « plantez », c’est
que vous êtes nul. La tendance à privilégier
l’animal remonte à Aristote et à l’autorité que
ses travaux ont exercée durant des siècles. Il
distinguait trois sortes d’âme, par ordre hiérar-
chique croissant : l’âme végétative (les plantes),
l’âme sensitive (les animaux), l’âme intellec-
tuelle (l’homme). Aristote était fasciné par la
zoologie, ce pourquoi il a écrit ses volumi-
neuses Parties des animaux. Quant aux plantes,
elles n’étaient intéressantes à ses yeux que dans
la mesure où certaines ont des vertus médici-
nales... Plus de deux mille ans plus tard, nous
ne nous sommes pas défaits de ces préjugés.

Si nous avons de nombreux concepts
pour penser l’humain et l’animal,
nous sommes démunis dès que nous
essayons de décrire spécifiquement
le monde végétal.
C’est même la raison pour laquelle nous
employons souvent un vocabulaire anthro-
pomorphique ou zoomorphique pour parler
des plantes. On parle pour l’arbre de son
« tronc », de sa « tête », de son « pied », de ses
« veines », de « cicatrisation », etc. On dit le
chêne « fort » et le roseau « souple ».

Mais vous-même, n’êtes-vous pas tenté
de penser qu’il existe une « intelligence »
des plantes?
Sans doute, mais à condition de redéfinir
le concept d’intelligence. J’ai préfacé un essai
de l’anthropologue canadien Jeremy Narby,
Intelligence dans la nature [Buchet-Chastel, 2017],
avec qui j’ai eu des discussions fructueuses à ce
sujet. En comparant les définitions courantes de
l’intelligence, j’ai réalisé que celle-ci reposait
sur trois critères : avoir un cerveau, être doté
d’un langage sonore et avoir la possibilité de se
déplacer. Dans cette affaire, l’humain – auteur
de ces définitions – est un peu juge et partie!
Avec Jeremy Narby, nous avons été tentés de
créer un mot nouveau, mais nous avons jugé
plus opportun de maintenir le terme d’intelli-
gence des plantes, avec cette définition : « Quel
qu’il soit, un être vivant est intelligent s’il est ca-
pable de résoudre les problèmes qu’il rencontre,
particulièrement ceux qui ont trait à sa survie et à
son bien-être ; cette aptitude repose sur deux fonde-
ments : savoir apprendre et savoir garder en mé-
moire ce qui a été appris pour pouvoir l’utiliser par
la suite ; l’intelligence s’exprime surtout dans des
conditions difficiles, par exemple celles du milieu
naturel. » Inutile de dire qu’un animal qu’on
nourrit trois fois par jour à heures fixes risque
de tomber dans une profonde bêtise!

Les plantes satisfont-elles vos critères
d’apprentissage et de mémorisation?
Les exemples prolifèrent! Prenez une pas-
siflore – une petite liane qui a besoin d’un sup-
port pour pousser – et un bambou inerte, et
placez le bambou à quelque distance de la pas-
siflore. Celle-ci va envoyer une vrille vers le
bambou afin de s’enrouler autour de lui. Juste
avant qu’elle n’atteigne le bambou, déplacez ce
dernier de cinq centimètres à droite. La passi-
flore envoie une deuxième vrille. Répétez l’ex-
périence et vous observerez que la passiflore va
viser cinq centimètres à droite du bambou, ce
qui montre qu’elle est capable d’anticipation.

Vous diriez que la plante dispose
également d’une mémoire?
Les sensitives sont des plantes dont les

feuilles se replient lorsqu’on les touche. Met-
tez-les chez vous, avec une bonne luminosité.
Elles poussent mais sans être exposées à la
pluie. Sortez-les sur le balcon, elles reçoivent
leur première averse. Ces picotements incon-
nus stressent la plante, qui replie ses feuilles.
Mais, petit à petit, s’apercevant que la pluie
est bénéfique, les sensitives cessent de se re-
plier. Une fois qu’elles ont compris cela, vous
les rentrez chez vous pendant plusieurs an-
nées. Eh bien, le jour où vous ressortirez les
sensitives et où elles recevront la pluie à nou-
veau, elles ne se replieront pas! Pourtant, les
feuilles initiales seront mortes depuis long-
temps. Nous avons fait des progrès, mais la
botanique est une science encore très igno-
rante, en pleine explosion. Les questions y
sont plus nombreuses que les réponses!

Justement, votre démarche a consisté
à comparer l’animal et la plante,
afin de forger des catégories spécifiques
permettant de comprendre
cette dernière. Cette comparaison
est possible car les animaux
et les plantes ont un ancêtre commun.
Tous les vivants ont en commun d’être
composés de cellules. Dans chaque cellule d’un
homme, d’un animal ou d’une plante, il y a un
noyau, avec un code génétique contenu dans
l’ADN. Au cours de l’évolution, plantes et ani-
maux se sont séparés il y a environ 700 millions
d’années. Or ce qui aurait beaucoup surpris
Aristote, c’est que les plantes sont venues
bien après les animaux...

C’est aussi contradictoire avec
notre expérience, puisque les vaches
ont besoin d’herbe pour manger!
Oui, mais les premiers organismes étaient
marins et se nourrissaient de bactéries. Les
plantes sont venues après. Et la différenciation
première tient à la manière dont animaux et
plantes se procurent l’énergie nécessaire à la
vie. L’animal mange sa nourriture, l’énergie
entre dans sa structure corporelle par les cel-
lules de son intestin, donc en traversant une
surface interne. La plante, elle, se procure de
l’énergie par photosynthèse, une opération qui
se déroule sur sa surface externe. Prenez un
animal et retournez-le comme un gant : vous
obtiendrez une plante.

Pour saisir les plantes, nous devons
nous défaire d’une notion dont
vous avez montré qu’elle était liée
aux animaux, celle d’individu.
La notion d’individu suppose, lorsqu’elle
est appliquée à un être vivant, que toutes ses
cellules aient le même génome et qu’on ne
puisse pas couper son corps en deux sans le © Raymond Depardon via La fondation Cartier

; Francis Hallé

; Pool Radeau des cimes/Gamma

; Francis Hallé.
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