Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 75


FRANCIS HALLÉ
EN 6 DATES

1938
Naissance à Seine-Port
(Seine-et-Marne)

1966
Soutient sa thèse à l’université
d’Abidjan

1970
Parution de l’ouvrage pionnier
Essai sur l’architecture
et la dynamique de croissance
des arbres tropicaux, écrit
avec Roelof A. A. Oldeman,
qui met en valeur le concept
de « réitération »
1986-2003
Dirige les missions « Radeau
des cimes » sur les canopées
des forêts tropicales
2013
Le film de Luc Jacquet,
Il était une forêt, le met en
scène et permet au jeune public
de découvrir l’écosystème
des forêts primaires
2019
Participation à l’exposition
Nous les arbres,
à la Fondation Cartier
pour l’art contemporain

La complexité du génome
des plantes est remarquable : un grain
de riz possède 50 000 gènes
contre 26 000 pour un être humain.
Le généticien Axel Kahn faisait remarquer
à ce sujet : « Vous voulez savoir pourquoi le riz a
deux fois plus de gènes que vous? Essayez de passer
des mois les pieds dans l’eau à vous nourrir de gaz
carbonique, d’eau froide et de la pâle lumière hiver-
nale ! » Il faut une organisation du vivant très
élaborée pour relever de tels défis.

Qui plus est, les croisements
entre espèces animales sont rares
et souvent stériles, tandis que
les plantes ont une extraordinaire
capacité d’hybridation.
Même s’il y a certaines règles – vous devez
en principe rester à l’intérieur d’un même
ordre –, presque tous les croisements entre es-
pèces d’une même famille sont possibles. Les
plantes font preuve de plasticité, presque de
fluidité génomique!

tuer. Aucun de ces critères n’est satisfait dans
le cas des plantes. Vous pouvez, avec un peu de
temps et un bon sécateur, faire des milliers de
plantes à partir d’une seule – c’est le « boutu-
rage ». Cette divisibilité masque un autre
phénomène, découvert plus récemment : les
plantes, et les arbres en particulier, ont presque
toujours plusieurs génomes. Pour le com-
prendre, il faut introduire une notion qui a
surgi dans les années 1970 : la réitération. Un
arbre a un programme génétique de croissance
et de développement. Tant qu’il ne l’a exprimé
qu’une seule fois, il est unitaire, pas encore
coloniaire. Mais dans l’énorme majorité des
cas, il y a réitération.

Comment ça se manifeste?
Par l’apparition de nouveaux troncs. Si vous
venez avec moi en forêt, je vous apprendrai à
reconnaître ce phénomène. Sur le tronc prin-
cipal apparaissent de nouveaux troncs. Ce ne
sont pas des graines qui germent mais des
bourgeons qui se réveillent. En bas de ces

troncs, vous trouvez des racines qui vont pui-
ser l’eau dans la structure vivante en dessous,
donc dans l’arbre qui le porte.

Vous avez étudié ce phénomène de près
avec votre radeau des cimes, au niveau
de la canopée.
C’est sans doute mon principal apport à ma
discipline. Je suis un peu déçu que personne
n’ait réutilisé le radeau des cimes après moi. Le
groupe qui a initié ces recherches sur la canopée
n’a déposé aucun brevet, donc cet appareillage
est à la disposition des scientifiques. Avec ce
radeau, qui est en fait immobile, nous avons
récolté des feuilles issues de réitérations diffé-
rentes. L’analyse génétique a permis de démon-
trer qu’effectivement, il y avait plusieurs
génomes : pour un arbre de taille moyenne, il
est courant d’en trouver une cinquantaine. La
multiplication des génomes est une découverte
récente – elle date des années 1990 –, lors d’une
mission à Madagascar suivie d’une autre en
© Raymond Depardon via La fondation Cartier Guyane française.


; Francis Hallé


; Pool Radeau des cimes/Gamma


; Francis Hallé.


« Une plante est potentiellement


immortelle. Chez elle,


le vivant enveloppe le mort »


En haut, à gauche : dessin de Francis Hallé représentant une agroforêt tropicale, au Sri Lanka, en 1987. En haut, à droite :
l’expédition Radeau des cimes évalue la richesse de la biodiversité sur la canopée d’une forêt primaire du Cameroun,
en novembre 1991. Ci-dessous : structure d’eucalyptus sur l’île Maria (Polynésie française), par Francis Hallé, en 2018.
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