Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

IdéesENTRETIEN


76 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


Un tel brassage laisserait supposer
qu’il n’y a pas vraiment de problème
avec les organismes génétiquement
modifiés [OGM].
Plusieurs points me dérangent avec les
OGM. D’abord, les scientifiques hybrident des
plantes et des animaux, détruisant une sépara-
tion fondamentale dans l’histoire évolution-
naire. On trouve, par exemple, des gènes de
méduse dans des plantes potagères. S’il n’y avait
que des croisements de gènes végétaux entre
eux, cela ne m’inquiéterait pas. Mais là, il me
semble que nous ne mesurons pas les consé-
quences à long terme de telles manipulations.
Je n’aurais rien contre, si ces croisements
étaient mis en œuvre à titre expérimental, dans
des enceintes hermétiques et fiables. Seule-
ment, avant même d’avoir une connaissance
complète des processus engagés, nous avons
planté ces OGM dans des champs. Et comme
les plantes ne gardent pas leurs gènes, la dissé-
mination est impossible à empêcher! Il y a en-
core peu d’effets secondaires négatifs connus
des OGM, mais nous n’en sommes qu’au début.
Aux États-Unis, à force d’encourager la com-
binaison maïs transgénique/glyphosate, les
semenciers ont fait apparaître des mauvaises
herbes résistantes à tous les herbicides qui ra-
vagent des milliers d’hectares. Ces processus
sont difficiles à prévoir et à maîtriser.

Si la mort semble inévitable pour
les animaux, certaines plantes, dites-
vous, sont potentiellement immortelles.
Un animal a de nombreux organes, dont
certains sont vitaux – le cœur ou le cerveau.
Une plante n’a que trois organes – la racine, la
tige, la feuille –, dont aucun n’est vital. L’animal
peut prendre la fuite en cas d’attaque. Pour la
plante, une telle stratégie est impossible, et la
survie emprunte d’autres voies. Ses organes ne
cessent de se multiplier et de grandir tout au
long de sa vie : un arbre ne cesse de gagner en
hauteur, il peut avoir des centaines de milliers
de feuilles! Vous pouvez lui arracher une
branche, cela ne le tuera pas. Chez l’arbre, le
cadavre n’est pas un résidu auquel on aboutit
quand le processus vital est terminé ; au
contraire, en lui le vivant enveloppe le mort. La
couche extérieure du tronc est gorgée de sève,
mais, à l’intérieur, il n’y a que des tissus ligneux,
secs, inanimés. Il arrive même que le cœur de
l’arbre pourrisse, qu’il devienne creux, mais ce
n’est pas une gêne! Joint au phénomène de la
réitération, cela explique qu’une plante est,
potentiellement, immortelle. Allez au sud de
Londres, aux Jardins botaniques royaux de
Kew. Il y a là-bas une pelouse avec un chêne au
milieu, éclairé de tous côtés. Ses branches ont
tellement poussé qu’elles touchent le sol et
s’enracinent, et il a de multiples réitérations.

D’autres communications
s’effectuent par voie souterraine.
Oui, depuis quelques années, les scienti-
fiques ont mis en évidence le rôle joué par cer-
tains champignons souterrains, qui forment
des réseaux reliant les racines d’arbres dis-
tants. Il existe ainsi des champignons sym-
biotes avec plusieurs arbres dont les rhizomes
s’étendent sur plusieurs hectares et permettent
des transmissions. Nous assistons à d’éton-
nantes manifestations de solidarité, comme
l’explique La Vie secrète des arbres [Les Arènes,
2017], le livre de Peter Wohlleben, dont le seul
défaut est l’anthropomorphisme. Autre phé-
nomène : les arbres sont capables de distinguer
leurs enfants! Dans la croissance racinaire d’un
hêtre, il croise tout un tas de petits hêtres en
train de pousser et fait la distinction entre les
siens, entre ceux qui sont nés des graines tom-
bées de sa propre cime, et les autres. Le hêtre
n’entre jamais en compétition avec ses enfants :
ses racines s’écartent. Avec les enfants des
autres, disons qu’il est plus désinvolte.

Cela m’évoque un phénomène sur lequel
vous avez écrit, la « timidité des arbres ».
Au niveau de la canopée, les couronnes de
feuilles de certains arbres, comme le camphrier
de Bornéo, s’espacent, laissant spontanément

Cela n’a aucune raison de s’arrêter tant que les
conditions sont bonnes. Parce qu’il s’agit d’une
plante coloniaire, qui ne doit pas être conçue
comme un individu.

Nous nous sommes aussi aperçus
récemment que les plantes en général,
et les arbres en particulier,
échangent des informations.
Chez les plantes, la communication se fait
souvent par des émissions d’odeurs ou de mo-
lécules volatiles. L’odeur des pommes ou des
cerises est une communication dirigée vers les
insectes et les oiseaux : « Venez par ici et vous
aurez à manger ! » D’autres formes de com-
munication sont moins évidentes. La région
autour de Valence, en Espagne, est souvent
ravagée par des incendies en été, mais les pom-
piers se sont aperçus que les cyprès ne brûlent
pas. Des scientifiques ont récemment étudié
le phénomène et ont montré que, quand la
température autour d’un cyprès atteint 60 °C,
celui-ci envoie dans l’atmosphère tout ce qu’il
contient de combustibles – terpènes, toluène,
alcools... Une fois ces hydrocarbures évacués,
un cyprès n’est plus qu’un sac d’eau, qui ne
peut pas brûler. Quand les cyprès voisins re-
çoivent ces émissions, avant même d’avoir
senti la chaleur, ils dégazent à leur tour.

« La forêt primaire est à la forêt


secondaire ce qu’un grand


champagne millésimé servi


frappé est à un Coca tiède.


À vous de choisir ! »


© Francis Hallé

; Francis Hallé.

À gauche : dessin de Francis Hallé d’un Sophora japonica couvert de lierre, dans les jardins de la Fondation Cartier, en 2019.
À droite : base d’un arbre indéterminé, dessiné par Francis Hallé dans la forêt de Pakitza, en Amazonie péruvienne, en 2012.
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