Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 77


entre elles des fentes de timidité. Des collè-
gues australiens m’ont expliqué qu’il s’agissait
d’un phénomène d’abrasion au niveau des
branches ; seulement, lorsqu’on s’élève au ni-
veau de la canopée, aucune marque d’abrasion.
On constate que les arbres s’arrêtent de pous-
ser pour ne pas empiéter sur leurs voisins.
Nous savons par ailleurs qu’il n’y a aucun
échange de molécules à ce niveau. Une équipe
italienne a récemment suggéré que les tiges,
en poussant, émettaient des sons, inaudibles
pour l’homme, et que la régulation pouvait
se faire par ondes sonores. Cette hypothèse,
pas encore vérifiée, renouvellerait l’histoire
de la timidité des arbres.

Dans votre livre Éloge de la plante,
vous soutenez que la théorie
de l’évolution de Charles Darwin
[1809-1882] s’applique à merveille
aux animaux, tandis que le modèle
de Jean-Baptiste Lamarck [1744-1829]
serait peut-être mieux adapté pour
les plantes.
Au niveau de l’évolution des espèces
animales, le modèle darwinien met principa-
lement en avant deux mécanismes : la compé-
tition entre différents organismes d’une
même espèce et la meilleure adaptation de
certains individus aux contraintes exté-
rieures. Mais tout cela est lié à la notion très
zoocentrée d’individualisme. Le modèle de
Lamarck, critiqué sans être vraiment compris,
insiste sur la diversification intra-organisme
qui permettrait de répondre aux contraintes
environnementales. Or les plantes, qui ne
sont pas des individus mais des colonies, dont
le génome est fluide et se différencie, me
semblent presque plus lamarckiennes que
darwiniennes en ce sens. La science de
l’évolution a été pilotée par des chercheurs
animalistes, qui ne manquent pas d’accuser
d’obscurantisme quiconque conteste l’auto-
rité de Darwin. Cependant, Lamarck pourrait
bien trouver sa revanche deux siècles après
sa mort du côté des botanistes! Cette af-
faire-là ne me semble pas terminée.

Vous aimez être à contre-courant.
Dans Un monde sans hiver et surtout
dans La Condition tropicale,
vous faites ainsi l’éloge des tropiques
et la critique des zones tempérées.
Oui, dans la littérature ou au cinéma
– pensez à Voyage au bout de la nuit ou Apoca-
lypse Now –, les tropiques sont la plupart du
temps décrits comme un « enfer vert » – avec
chaleur, humidité, moustiques... –, des régions
malsaines où vivraient des populations fei-
gnantes et corrompues. Mais, à mon sens, les
tropiques sont ce qu’il y a de plus beau et de

moins connu sur notre planète! J’ai une affinité
avec la « psychologie tropicale », que j’oppose
volontiers à la «  psychologie tempérée  ». À
mon sens, l’une des plus grandes oppositions
tient au rapport au temps. En zone tempérée, il
y a un cycle des saisons, avec des périodes de
manque, les hivers. En zone tropicale, le soleil
se couche et se lève approximativement à la
même heure toute l’année, la température et
l’humidité sont constantes. C’est pourquoi les
hommes tempérés vivent dans un « temps
linéaire » et se sentent obligés d’anticiper, de
faire des provisions, des plans, tandis qu’à
proximité de l’Équateur, l’anticipation n’a pas
de sens, il y a seulement un vaste « temps tour-
nant », stable. Mais rien n’est plus beau que
de se déconditionner du temps linéaire pour
se mettre au diapason de ce temps tournant.

Votre propos rejoint
ici un engagement politique.
Bien que les pays tropicaux disposent
d’immenses richesses en matières premières,
les populations locales sont maintenues dans
un état de misère, exploitées au profit des
populations des zones tempérées. Cela ne
porte plus le nom de colonisation, mais la
logique n’a pas changé.

Qu’en est-il des forêts primaires
des régions tropicales?
À quel point sont-elles menacées?
Je vous conseille d’aller les voir sans tar-
der! Même si la conscience écologique pro-
gresse, elle n’a pas d’argument assez fort
pour s’opposer à l’exploitation économique.
Les forêts primaires sont détruites pour la
production d’huile de palme et d’essences
de bois rares. C’est de l’argent facile. Elles
sont abattues à une telle vitesse qu’elles au-
ront disparu d’ici à 2030. En Europe, la forêt
de Białowieża, en Pologne, seule forêt pri-
maire du Vieux Continent, est déboisée avec
la bénédiction du gouvernement ult r a -
conservateur. Avec un petit groupe d’amis,
nous avons créé une association pour pro-
poser de recréer une forêt primaire en Eu-
rope de l’Ouest. C’est récent, mais le projet
a l’air de susciter l’enthousiasme du côté des
fondations privées.

Combien de temps faut-il pour
reconstituer une forêt primaire?
Entre cinq et sept siècles! Cela peut sem-
bler long, mais cela en vaut la peine. Un de
mes élèves de l’université de Montpellier a
trouvé une formule qui permet de mesurer la
valeur de tels écosystèmes : la forêt primaire
est à la forêt secondaire ce qu’un grand
champagne millésimé servi frappé est à un
Coca tiède. À vous de choisir!

Éloge de la plante.
Pour une nouvelle biologie
(Seuil, 1999)
Cet essai extraordinaire, écrit dans
une langue parfaitement accessible
et assorti de nombreuses esquisses,
présente le résultat de plusieurs
décennies de recherche. Il y a un avant
et après ce livre. Avant : le végétal
était conçu comme un animal, moins
la conscience et le mouvement.
Après : en accordant une attention
soutenue à l’architecture des plantes,
plutôt qu’à leur reproduction, Francis
Hallé nous propose de nouveaux
concepts pour appréhender
ces organisations du vivant.

Plaidoyer pour l’arbre
(Actes Sud, 2014)
Plaidoyer pour la forêt tropicale
(Actes Sud, 2014)
Ces deux livres, dont il existe aussi une
édition en coffret, déploient les concepts
de Francis Hallé à travers de nombreuses
études d’espèces d’arbres et de cas.

Un monde sans hiver.
Les Tropiques, nature et société
(Seuil, 1993)
La Condition tropicale.
Une histoire naturelle, économique
et sociale des basses latitudes
(Actes Sud, 2010)
Ce sont deux ouvrages moins
connus, dans lesquels Francis Hallé
s’exprime moins en botaniste
qu’en voyageur engagé. En s’appuyant
sur de nombreux documents,
des considérations de géographie,
d’économie, de météorologie mais
aussi d’ethnologie et d’histoire, l’auteur
propose une réévaluation
des tropiques, contre le privilège indu
dont jouissent les zones tempérées.

Mais d’où viennent les plantes?
(Avec Roland Keller, Actes Sud, 2019)
Dernier ouvrage paru, ce livre
se présente comme un précis sur
l’étude de l’architecture des plantes,
comparant différents modèles.
Une lecture destinée à un public
déjà bien informé.

LES LIVRES
DE FRANCIS HALLÉ

© Francis Hallé


; Francis Hallé.

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