Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

IdéesBOÎTE À OUTILS


Parfois comparés à des bétaillères, métro, bus ou tramways ont mauvaise presse.
Et ni l’argument écologique ni celui du prix ne parviennent à dérider leurs usagers.
Pourquoi une telle morosité? Les philosophes prennent leur ticket pour vous répondre.
Par Nicolas Tenaillon

Pourquoi personne ne sourit


dans les transports en commun?


DIVERGENCES

UNE QUESTION DU QUOTIDIEN,
LES RÉPONSES
DE QUATRE PHILOSOPHES

©^ Illustration

: Sév

erine Scaglia pour PM

Parce que ce sont des
endroits déplaisants
BLAISE PASCAL (XVIIe siècle)

C


réé en 1661 par Pascal et le duc de
Roannez pour faciliter le trans-
port à l’intérieur de Paris, « le carrosse
à cinq sols » (une somme modique à
l’époque) profite d’abord aux bourgeois
qui l’utilisent pour aller de la rue Saint-
Antoine aux jardins du Luxembourg en
passant par le Châtelet. Mais bien vite, les
marchands de Saint-Denis veulent leur
ligne. En se démocratisant, les transports
en commun font fuir les riches. Aujour-
d’hui, le métro, parfois jugé sale et mal fré-
quenté à certaines heures, n’a pour avantage
que d’assurer des déplacements rapides.
On le prend par obligation. On ne retrouve
le sourire qu’en remontant à l’air libre.

Parce qu’on y perd
son temps
SÉNÈQUE (Ier siècle)

L


a Rome antique connaissait
déjà les embouteillages et l’im-
patience de l’attente derrière un char
bloqué par un livreur d’amphores.
« Repasse tous les jours de ta vie ; tu en ver-
ras fort peu qui soient restés à ta disposition »,
dit le stoïcien Sénèque dans De la brièveté
de la vie. Les trajets quotidiens aux heures
de pointe nous volent un temps précieux.
Impossible de s’y livrer à la méditation :
le bruit, la promiscuité, le souci du tra-
vail à venir rendent pénibles ces heures
passées assis ou debout, en compagnie
de voyageurs inconnus logés à la même
enseigne que nous. « Cet affairement à
vide » invite bien peu à sourire.

Parce que les autres
y sont une menace
potentielle
ERVING GOFFMAN (XXe siècle)

D


ans l’espace public, une alter-
cation avec autrui est toujours
possible. Goffman, sociologue de l’école
de Chicago, étudie, dans son essai La Mise
en scène de la vie quotidienne, le « jeu » des
individus dans un ascenseur : « À mesure
que la cabine se vide, il s’introduit une cer-
taine gêne chez les passagers, pris entre deux
inclinations opposées : s’éloigner le plus pos-
sible des autres et inhiber les comportements
d’évitement qui pourraient offenser. » Dans
les transports en commun, on adopte une
attitude neutre, à la fois sérieuse et paci-
fique, parce que respecter les « territoires
du moi » (le sien et celui des autres) per-
met de stabiliser les relations sociales.

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Parce qu’on y subit
l’organisation
capitaliste du travail
HENRI LEFEBVRE (XXe siècle)

L


es transports en commun opti-
misent les déplacements. Ils per-
mettent d’acheminer massivement et
à bas prix les ouvriers à l’usine, les
employés dans les centres d’affaires, les
consommateurs dans les zones commer-
ciales. Le philosophe marxiste Henri
Lefebvre soutient dans son livre Le Droit
à la ville que « les concentrations urbaines
ont accompagné les concentrations de capi-
taux ». Les trajets quotidiens assurent
au système sa fluidité. Si nous ne sou-
rions pas dans les transports, ce serait
parce que nous sentons que l’organisa-
tion de la circu lation urbaine, comman-
dée par les intérêts du grand capital,
permet « l’exploitation raffinée » des
voyageurs, leur « domination parfaite »!

78 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019^

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