Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
Imbécile heureux
et savant triste.
L’état d’innocence est un état de bonheur.
L’ignorance nous plonge dans l’agréable
naïveté de l’enfance. Elle est aussi un
refuge, car les illusions sont consolatrices.
Ne pas penser à la mort, par exemple,
nous libère de son scandale. Le désir
de lutter contre elle, comme le fait
le docteur Frankenstein, mène à la folie
et au désespoir. Ne pas savoir peut être
alors un choix.
Rousseau, dans l’Émile, critique ceux qui
veulent faire des enfants des «  singes sa-
vants ». Mieux vaut qu’ils s’éduquent eux-
mêmes en se servant de la nature comme
guide. Au fond, pour être vraiment heu-
reux, il faut savoir peu de choses mais les
savoir bien. Or c’est souvent ce qu’on a
appris en autodidacte qui nous satisfait.

TRANSITION
Bonheur et simplicité semblent donc liés.
Mais la réalité, souvent cruelle comme
l’éprouve Candide, remet en cause cette
équivalence. Connaître, n’est-ce pas se
donner les moyens d’être libres et donc
heureux?

La réconciliation du bonheur
et du savoir.
Comme le montre Jean de La Fontaine
dans La Cigale et la Fourmi, l’ignorance
est dangereuse parce qu’elle rime avec
imprévoyance. Connaître, c’est anticiper
les malheurs qui peuvent nous accabler.
Mieux : la véritable connaissance, celle
qui est scientifiquement fondée, protège
de la manipulation. Pas de bonheur sans
un minimum de sens critique. De plus,
l’ignorance choisie ne serait qu’une
démission.
C’est pourquoi Pascal dans ses Pensées
critique le divertissement : « Les hommes
n’ayant pu guérir la mort, la misère,
l’ignorance, ils se sont avisés pour se
rendre heureux de n’y point penser. »
Autre motif pour faire l’éloge de la con-
naissance : l’homme, animal historique,
peut tirer bénéfice de l’expérience des
autres pour être plus heureux que ses
aïeux. Le philosophe flamand Érasme
(v. 1469-1536) disait ainsi que « la lec-
ture nous épargne vingt ans d’expé-
riences inutiles ».

L’ignorance est notre état originel.
Elle fait du monde qui nous entoure
un lieu d’abord enchanteur, parce que
tout y est nouveau, offert à la curiosité.
Mais bien vite, ce lieu se révèle menaçant :
dans Le Livre de la jungle, Mowgli est
très tôt confronté à Kaa, le serpent
hypnotiseur, et au tigre Shere Khan,
qui veut le dévorer. Le mythe d’Adam
au jardin d’Éden montre en outre que cette
menace est aussi celle de la tentation.
Adam et Ève, séduits par un autre serpent
qui abuse de leur ignorance, ne résistent
pas au désir de croquer le fruit défendu :
le malheur viendrait alors de notre
propre faiblesse, parce que nous
ne nous connaissons pas. Il n’est pas
sûr pourtant que la volonté de savoir,
d’expérimenter, de s’instruire soit
pour autant un gage de bonheur.
Non seulement apprendre demande
des efforts souvent vécus comme pénibles,
mais, l’omniscience étant impossible, tout
savoir est limité, et donc frustrant. Force
est de constater qu’on est toujours plus ou
moins ignorant en raison de notre finitude.
L’insatisfaction semble ainsi
inhérente à la connaissance. Est-il alors
préférable de faire le choix de l’ignorance
pour être heureux, ou bien vaut-il mieux
chercher à étendre le plus loin possible
ses connaissances pour trouver son
bonheur dans ce que l’on a cru comprendre
du monde et de soi?

TRANSITION
Le savoir nous humanise et nous rend
libres. Mais est-ce à dire que plus on est
savant, plus on est heureux ? N’y a-t-il
pas des choix à faire pour prétendre
au bonheur?

Quel savoir
rend heureux?
Puisqu’on ne peut pas tout savoir,
s’acharner à vouloir tout connaître ne peut
mener qu’au faux bonheur de l’érudition
orgueilleuse. L’ignorant n’est pas tant
celui qui ne sait rien que celui qui croit
savoir. Faute de savoir renoncer, il se rend
malheureux.
C’est ce qu’enseigne Diderot dans le
Supplément au Voyage de Bougainville.
Pour bien vivre, il faut des lois simples :
« Que le code des nations serait court si
on le conformait rigoureusement à ce-
lui de la nature.  » Le «  bon sauvage  »
tire son bonheur du rejet d’un excès
d’artifice qui oblige à postuler que «  nul
n’est censé ignorer la loi ».
Allons plus loin : à la connaissance
du monde ne faut-il pas préférer
la connaissance de soi qui permet à chacun
de s’évaluer au cours de son existence?
Selon Socrate, une vie sans examen
de soi-même ne mérite pas d’être vécue.
Le bonheur passerait ainsi par le travail
d’introspection, condition d’une vie libre
et heureuse.

CONCLUSION
« L’homme a naturellement la passion
de connaître », disait Aristote. Si l’état
d’ignorance est notre état initial, ce n’est
pas notre destin. On ne saurait être
heureux en demeurant ignorant toute
sa vie. Mais l’accroissement de notre
savoir est source de nombreuses
désillusions. Ainsi, en dépit du progrès
des connaissances, l’acceptation de notre
finitude conditionne notre bonheur.
Pour être heureux, mieux vaut être
sage que savant.

Par Nicolas Tenaillon

1

2

3

Un bon plan


C ’e s t qu o i


le problème


?


Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 81

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