Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

© Serge Picard pour PM


; Hannah Assouline/Éditions de L'Observatoire.


La chronique
de Philippe Garnier

L E ROMAN DU MOIS

entretiens avec des experts et des philosophes (Cédric Villani,
Yann Le Cun, Nassim Nicholas Taleb, Yuval Noah Harari...).
Kœnig convoque aussi les classiques, sans technophobie
mais avec de vraies précautions, car une menace pèse sur
notre libre arbitre «  qui se trouve peu ou prou au fondement de
nos sociétés occidentales depuis les Lumières, et qui justifie à la
fois les droits individuels, les mécanismes de marché, le droit de
vote et la justice pénale. »
Dans le domaine du travail – où les algorithmes se substi-
tuent aux ressources humaines –, de la justice – où ils guident les
décisions –, en amour – où ils sélectionnent le conjoint –, jusque
dans les domaines éthique et moral, Kœnig redoute que nous
basculions dans la « société du tourniquet » en acceptant petit
à petit, de tourniquet en tourniquet, « étourdi par le confort et
l’efficacité » des choix délégués à l’IA, une forme de renonce-
ment et de servitude. « Comment être libre et responsable, s’in-
quiète-t-il, quand notre pensée est le simple produit d’un champ
de forces qui la dépasse ? »
L’auteur relève un paradoxe : les responsables de ce sabo-
tage contre le « soubassement libéral de nos sociétés » sont aussi
les premiers défenseurs du libéralisme, soit les acteurs de la
Silicon Valley, « tellement aveuglés par leur passion pour l’inno-
vation qu’ils refusent de mesurer le risque fondamental que l’IA
pose à la notion même d’individu ». Il emprunte à Deleuze le
concept de « dividuel » (opposé à « individuel ») pour quali-
fier l’homme « décomposé en autant de coordonnées numériques
qu’il y a de systèmes s’intéressant à lui », menant à une société
sans sujet, sans unité, sinon sans politique.
Que faire? Opter pour un « suicide » technologique, en renon-
çant aux risques du progrès? Abandonner le terrain de la démo-
cratie, quitte à laisser le « terrain libre aux autocrates »? Kœnig
imagine une troisième voie. En s’inspirant du philosophe amé-
ricain Daniel Dennett, il renverse la notion de « libre arbitre »
– trop ambitieuse – au profit de l’« arbitre libre », conciliant dé-
terminisme (des algorithmes) et autonomie. Cette perspective
« compatibiliste » considère, comme l’écrit Leibniz, que « la liai-
son des causes avec les effets, bien loin de causer une fatalité insuppor-
table, fournit plutôt un moyen de la lever ».
Comment? En s’appropriant nos choix, fussent-il guidés
par l’IA, et en conférant à nos actions le sens d’une inten-
tion. Autrement dit, prendre conscience des déterminismes
qui nous gouvernent et agir en fonction de cette connais-
sance, sans fatalisme. Insister sur l’arbitrage plutôt que sur
la liberté, en définissant les domaines sur lesquels l’IA opère
et les principes éthiques qui la guident, à partir d’une déli-
bération avec soi-même.
Il s’agit ainsi de choisir l’échappée contre le trajet opti-
misé par l’algorithme ou de définir la liste de livres à partir de
laquelle d’autres achats sont suggérés. « L’arbitre libre consiste
ainsi en une sorte de réflexivité de l’intention. [...] Nous maîtrisons
le processus qui précède le choix. » Encore faut-il en avoir les
moyens : politiquement, en assurant la propriété sur nos don-
nées ; techniquement, en assurant leur portabilité ; et person-
nellement, en dégageant le temps, l’argent et les compétences
nécessaires à ces choix perpétuels. Cédric Enjalbert

Naviguant de l’Europe à l’Asie, de la fiction
au réel, ce roman hanté tente de remonter aux racines
de l’un des génocides les plus meurtriers du XXe siècle.

C


omme vous, mais pas tout à fait comme vous » :
ce refrain rythme un poème cambodgien de 20 000 vers
composé dans les années 1920. Il exprime l’impal-
pable et irréductible différence entre Asie et Occident, entre
colonisateur et colonisé, entre lutte des classes dans sa ver-
sion khmère et marxisme orthodoxe. Il scande aussi Les
Jungles rouges au fil de différentes époques, depuis le régime
colonial de l’Indochine des années 1920 jusqu’à l’entrée des
Khmers rouges dans Phnom Penh en 1975, en passant par les ruelles du Quartier
latin de 1951 où déambule le jeune Saloth Sâr, futur Pol Pot... Comment la bar-
barie reprend-elle racine dans un monde policé? Par quelles métamorphoses
successives un étudiant flâneur devient-il un ordonnateur de massacres? La
toile que tisse Jean-Noël Orengo est trop subtile pour apporter une réponse
immédiate. Dans son roman, la montée de la violence apparaît comme une lente
hallucination collective. L’idéal d’une abolition radicale des inégalités se mue
en une vengeance atroce contre le genre humain. Sur les camps et les charniers
règne désormais un nouveau personnage intarissablement bavard : le Haut
Parleur, « grand écrivain universel pratiquant la littérature instantanée ». Agencée
par les Khmers rouges, la destruction des villes laisse le champ libre aux vieux
démons de la forêt cambodgienne.
Dans ce roman en forme de labyrinthe euro-asiatique, au fil des couloirs
et des passages secrets, surgissent les figures d’André et de Clara Malraux, de
la photographe Catherine Leroy immergée dans la guerre du Vietnam, de
Prasith, compagnon de route de Pol Pot qui, avant de disparaître, confie sa
fille Phalla à deux chercheurs français, ou encore de Marguerite Duras, qui
observe la petite Phalla sur la plage de Trouville. En différents points du laby-
rinthe, Orengo place des personnages réels ou imaginaires, inconnus ou cé-
lèbres, comme si, dans un jeu de relais, ils se transmettaient un mystérieux
témoin ou qu’ils incarnaient les étapes d’une « roue du karma ». Au-delà des
événements historiques, la part de réalité que le romancier parvient à recons-
tituer est d’une finesse moléculaire. Il restitue le souffle de ses personnages,
la lueur de leur regard et le rythme de leur pensée. À la fois rationnel et hanté,
ce très beau livre explore les convulsions, les rêves et les cauchemars d’une
Asie du Sud-Est devenue entre-temps le centre du monde.

Labyrinthe


cambodgien


Les Jungles rouges / Jean-Noël Orengo / Grasset / 272 p. / 19 €

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Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 83

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