Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

P


ierre Cassou-Noguès est obsédé par une expérience de pensée :
alors que l’on a su facilement imaginer l’homme invisible – qui voit
sans être vu –, pourquoi est-il si compliqué de se figurer l’homme intan-
gible ou intouchable? Le philosophe relève ce défi en tirant parti des réalités
nouvelles que créent les technologies. Quelle expérience du monde aurions-
nous si, par exemple, nous pouvions le toucher à distance sans être touché, à
l’aide de gants connectés? C’est ce qui arrive au narrateur de l’une de ces neuf
nouvelles de « technofictions ». Dans d’autres récits, une pilule accorde la jeu-
nesse éternelle ou bien un président de la République se porte candidat après
sa mort grâce à un algorithme... Le philosophe suit un peu la logique de la série
Black Mirror : partir d’une technologie émergente pour saisir leur impact sur
nos vies. Mais c’est en phénoménologue, proche de l’expérience sensible, que
Cassou-Noguès entend comprendre les nouvelles technologies. Il considère
depuis longtemps, comme il l’explique dans sa préface, que « la philosophie est
fondée sur la fiction » : un problème philosophique – à l’instar, chez Sartre, de la
honte conceptualisée à partir du récit d’une personne se faisant surprendre en
train de regarder par le trou d’une serrure – ne se pose que s’il peut être pensé
dans le cadre d’une histoire. Dont acte. Samuel Lacroix

Des lendemains
qui buggent

D


ans Matière et Mémoire, Henri Bergson distingue deux types de
mémoire : l’une emmagasine les événements et les sensations du
quotidien, comme pour constituer une bibliothèque personnelle
d’images, l’autre, ancrée dans le corps, fait des souvenirs le moteur de l’action
présente. La dynamique entre ces deux mémoires est au cœur des Souvenirs
de l’avenir de la romancière américaine Siri Hustvedt, également spécialiste
de neurosciences. En août 1978, « S. H. » quitte son Minnesota natal pour
s’installer à New York. Elle a en tête l’écriture d’un roman, l’envie de dévorer
de la poésie, de comprendre Weil et Wittgenstein. Presque quarante ans plus
tard, devenue une intellectuelle reconnue, S. H. retrouve le journal intime
dans lequel elle égrenait alors rencontres, joies, et désillusions. Elle ne recon-
naît pas toujours les détails qui semblaient avoir tant d’importance pour
l’aspirante écrivaine. Certains événements traumatiques ont en revanche,
gardé leur pouvoir de nuisance. À 23 ans, S. H. rêve d’être « une géante ». Mais
en littérature et en philosophie, les hommes règnent et gardent jalousement
leur pré carré – c’est ce regard condescendant, cette parole coupée, ce mono-
logue sans égard pour l’interlocutrice, cette tentative de viol... Cette violence
pas toujours perçue comme telle par la S. H. de 1978 rappelle à l’écrivaine de
2016 les destins tristes et flamboyants de femmes artistes à l’œuvre minorée,
voire oubliée. La mémoire de Siri Hustvedt, aussi vive dans le corps que dans
l’esprit, permet à sa colère de rester intacte. Victorine de Oliveira

Souvenirs de l’avenir / Siri Hustvedt / trad. de
l’anglais C. Le Bœuf / Actes Sud / 336 p. / 22,80 €

Mémoires
d’une géante

Technofictions / Pierre Cassou-Noguès /
Les Éditions du Cerf / 288 p. / 20 €

LIVRES


HORS PISTE POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI


Philosophes romanciers?
Romanciers philosophes?
Lors de cette rentrée littéraire,
quatre auteurs bousculent
les catégories bien établies
pour mieux questionner
notre présent.

Penser


en


fictions


84 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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