Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI


LIVRES


NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI


LIVRES


L


a ville s’appelait Paradise. En quelques heures, le 8 no-
vembre 2018, Paradise a brûlé dans les flammes de l’enfer,
rayée de la carte par l’un des ces « mégafeux » dont la Cali-
fornie est devenue régulièrement le théâtre. Et pas seule-
ment la Californie : dans le maquis corse, les garrigues provençales,
les pinèdes suédoises, la lande britannique, en Indonésie, en Aus-
tralie et jusqu’au Groenland, des centaines de milliers d’hectares de
forêts partent en fumée chaque année. Imprévisibles et incontrô-
lables, d’une intensité inouïe, les mégafeux accentuent le réchauf-
fement climatique avec les quantités monstrueuses de CO 2 qu’ils
dégagent, autant qu’ils en sont la conséquence. De ce nouveau phé-
nomène extrême, la philosophe Joëlle Zask fait un « poste d’observa-
tion » pour penser la quintessence de la catastrophe écologique. Le
résultat est saisissant, ose-t-on dire... glaçant?
Elle part de la sidération dans laquelle nous laisse l’être
« meurtrier et dévastateur » dont parlait Bachelard, et de la désolation
du paysage après l’incendie, paysage lunaire de fin du monde. On a
beau replanter, la perte est irrémédiable car on perd toujours plus
qu’une forêt lorsqu’elle brûle. Se rejoue quelque chose de l’histoire
ancestrale de l’humanité avec le feu : élément de puissance, fan-
tasmes de maîtrise et peur de la destruction.
Si le mégafeu nous parle plus que tout autre catastrophe natu-
relle du dérèglement climatique, c’est bien parce qu’il est sans
contestation possible d’origine humaine dans 95 % des cas, à cause
de la mauvaise gestion des forêts et de l’urbanisation, et par le
geste, accidentel ou criminel, le plus ordinaire qui soit : craquer une
allumette. C’est ainsi que nous sommes entrés, selon Joëlle Zask,
dans le « pyrocène ». Et elle renvoie dos à dos les deux attitudes qui
consistent soit à respecter le feu comme un élément d’une nature
idéalement sauvage, soit, pour cette même raison, à le combattre
par des arsenaux technologiques plus efficaces. Contre les natura-
listes et les technicistes, elle prône une « culture du feu », celle que
connaissent paysans, forestiers, éleveurs mais aussi pompiers,
chimistes, écologues, géographes pour l’entretien des paysages et
l’aménagement du territoire. Sinon, alerte-t-elle dans un chapitre
extrême, ce sera la guerre par le feu. Déjà, affirme-t-elle le « jihad des
forêts » a été prôné par Al-Qaïda et circule sur Internet... On vous le
disait : La Forêt brûle est un livre glaçant. C. P.

E


ntre les lignes de cette enquête sur le
chamanisme sibérien se dessinent les
contours d’une passionnante réflexion
sur l’imagination – cette capacité qu’a l’homme de
faire abstraction du monde environnant pour péné-
trer dans un univers parallèle. L’ethnologue Charles
Stépanoff distingue deux grandes modalités de ce
« voyage dans l’invisible » : « l’imagination exploratrice »
et « l’imagination contemplative ». La seconde nous est plus familière :
regarder un film, écouter de la musique, lire un roman sont autant de
formes de cette ouverture guidée et passive au monde onirique. Cepen-
dant, note Stépanoff, l’externalisation et le cloisonnement de la puis-
sance imaginative dans des supports matériels est une innovation ré-
cente : durant des millénaires, le pays des images était une terre vierge,
en attente d’une « imagination exploratrice » capable d’en sonder les
contrées innombrables et inconnues. Telle est la fonction du chamane,
« argonaute de l’invisible » : s’aventurer dans l’ailleurs et y conduire les
autres hommes. Le chamane est acteur, pas spectateur, un peu à la
manière d’un joueur de jeux vidéo. À ceci près que la frontière entre
virtuel et réel que reconnaît le gamer est inopérante ici : passer dans
l’autre monde signifie bien souvent pour le chamane se mettre à l’écoute
des êtres non humains – montagne, forêt, animaux, etc. – qui l’entourent.
Changer de point de vue, en somme. L’imagination guidée, déléguée à
une élite d’artistes, s’est fermée à ce dialogue virtuel avec les autres
êtres. Dépossédés de notre imaginaire, aurions-nous aussi perdu le
monde? Octave Larmagnac-Matheron

La guerre


du feu


D’un monde à l’autre


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Quand la forêt brûle.
Penser la nouvelle catastrophe écologique /
Joëlle Zask / Premier Parallèle / 180 p. / 17 €

Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques
de l’imagination / Charles Stépanoff / Préface Ph. Descola /
Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte / 220 p.  / 18 €

L


a Lettre à Ménécée d’Épicure, par laquelle
l’éthique épicurienne nous est parvenue, est
l’un des textes les plus célèbres de la philoso-
phie. Son format court, son ambition de nous libérer
de nos angoisses et de nous rendre heureux traversent
les générations d’étudiants et de professeurs. De
Ménécée lui-même, pourtant, nous ne savons pas
grand-chose, sinon qu’il était un disciple d’Épicure.
Sous couvert de la prétendue découverte en Turquie d’un rouleau
rédigé en grec écrit de la main de Ménécée, Frédéric Schiffter envisage
ici ce qui pourrait être une réponse de l’élève au maître. Or l’élève est
rebelle! Quand Épicure déclare que « les dieux ne sont pas à craindre »,
Ménécée répond que c’est des hommes superstitieux qu’il faut se
méfier. « La mort n’est rien pour nous », disait le maître. « Nous ne sommes
rien pour la mort », rétorque le disciple. Enfin, au lieu de distinguer les
désirs naturels des désirs vains, Ménécée conteste que l’on puisse
invoquer la « nature » comme une réalité alors que seul existe le chaos.
La fiction de Schiffter n’est pas que divertissante : elle donne aussi à
la Lettre à Ménécée un relief nouveau. En attendant les réponses d’Hé-
rodote et de Pythoclès aux autres lettres d’Épicure... F. M.

Le Voluptueux inquiet / Ménécée / Trad. du grec et présentation
de F. Schiffter / Éd. Inactuels-Intempestifs / 50 p. / 8 €

Élève rebelle


86 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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