Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

NOS CHOIX POUR TOUS LECTEUR CURIEUX LECTEUR MOTIVÉ LECTEUR AVERTI


LIVRES


L


es « paroles d’Évangile » ne sont pas que
ces formules (censées être) indubitables
et incontestables. Elles sont aussi reprises
dans de multiples expressions passées dans le lan-
gage courant et dont on a parfois oublié l’origine. Les
voici recensées, présentées dans leur contexte bi-
blique et analysées dans la variété de leurs enjeux.
Certaines sont assez évidentes, comme l’adage « il
faut rendre à César ce qui est à César » interprété comme la préfiguration
de l’idée de laïcité. D’autres le sont moins, comme « ne pas changer d’un
iota », « voir la paille dans l’œil de son voisin » ou « faites ce qu’il disent mais
pas ce qu’ils font ». Dans tous les cas, les propos de Jésus apparaissent
porteurs d’une forme de sagesse populaire que Denis Moreau, dont on
connaît le souci d’interroger la place du catholicisme dans le monde
contemporain, s’amuse à commenter avec beaucoup d’esprit. L’ouvrage
est plaisant et particulièrement utile à une époque où les références
chrétiennes sont toujours présentes dans notre culture sans être ni
reconnues comme telles ni bien comprises. À recommander à tous les
Monsieur Jourdain que nous sommes... et d’ailleurs, « Jourdain », ne
serait-ce pas le nom d’un fleuve? F. M.

La messe est dite Le classique


Nul n’est prophète dans son pays. Et d'autres paroles d’Évangiles /
Denis Moreau / Seuil / 256 p. / 19,50 €

L


’historienne Arlette Farge avait retrouvé
dans les archives du XVIIIe siècle les objets
et les traces écrites d’errants morts au bord
des chemins ou dans le fond des rivières (Le Brace-
let de parchemin, Seuil, 2003) : listes de mots, billets de
loterie, et parfois, attaché autour du poignet, un message :
« encas quil marrive quelqueaccident je mapele Louis
Maupin... ». Teraje, une jeune Érythréenne noyée au large de la Sicile en
2013, avait sur elle, serrés entre les pages d’un livre, deux cœurs en décal-
comanie, des numéros de téléphone griffonnés et son certificat du Haut
Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. D’autres ont des
photos, une poignée de terre de leur pays, des sucreries et même leur
bulletin scolaire... qui disent leurs arrachements et leurs espoirs.
Cristina Cattaneo, médecin légiste à Milan, s’est battue pour tenter
à son tour de « donner un nom » aux migrants morts en Méditerranée
(17 000 depuis 2014, 35 000 entre 2000 et 2016) et ainsi de les tirer de
l’oubli. La médecine légale est un art du détail, et Cristina Cattaneo ne
nous en épargne aucun dans son récit des mois qu’elle a passés à recueil-
lir, à autopsier, à identifier si possible et à enterrer le millier de victimes
du naufrage du Barcone au large des côtes libyennes en avril 2015. C’est
cette précision qui donne à son témoignage « la noblesse et la piété » du
geste que les vivants doivent aux morts, quels qu’ils soient. Arlette Farge
avait placé en exergue de son livre cette citation de Pascal : « Nul ne
meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose. » C. P.

D


e Sextus Empiricus (Ier  siècle), on ne
connaît souvent que les Hypotyposes (ou
Esquisses) pyrrhoniennes. C’est souvent à
cet exposé qu’on réduit le scepticisme ancien, puisque
Pyrrhon, contemporain d’Aristote, auquel on attribue
l’invention du courant, n’a lui-même rien écrit et n’a
pas fait école. Cette première traduction en français
du Contre les logiciens est donc un événement, qui offre
l’occasion de mieux découvrir une pensée aussi fascinante que mal
connue. Et pour cause! Le sceptique est insaisissable et se dérobe sans
cesse. Il n’affirme rien mais s’oppose à tout, remettant en question la
possibilité de connaître quoi que ce soit. Aussi l’essentiel de l’œuvre de
Sextus Empiricus est-il consacré à réfuter les autres, qu’il s’agisse des
traités composant le Contre les professeurs ou du Contre les dogmatiques
– dont ce Contre les logiciens occupe la première partie, précédant le
Contre les physiciens et le Contre les moralistes. Ici en l’occurrence, quand
Sextus Empiricus s’interroge sur l’existence d’un « critère » permettant
de distinguer le vrai du faux, il se consacre longuement à l’examen des
positions de ses adversaires. Et à peine se flatte-t-il de ruiner l’« orgueil
des dogmatiques » qu’il envisage de « blâmer [...] les Sceptiques pour leur
présomption et pour la hardiesse de leur combat contre la conviction com-
mune ». Et si les débats actuels autour de la postvérité trouvaient une
partie de leur inspiration dans cette philosophie sceptique? F. M.

Naufragés sans visage. Donner un nom aux victimes
de la Méditerranée / Cristina Cattaneo /
Trad. de l’italien P. Colonna d’Istria / Albin Michel / 196 p. / 19 €

Contre les logiciens / Sextus Empiricus / Trad. du grec, introduit et annoté
par R. Lefebvre / La Roue à livres / Les Belles Lettres / 400 p. / 25,50 €

Le devoir des vivants


Nous sommes les autres animaux / Dominique Lestel /
Fayard / 140 p. / 16 €

C


omment un philosophe de la question ani-
male peut-il s’opposer au mouvement
végane? C’est la question que développe
l’anticonformiste Dominique Lestel et qui trouve dans
ce livre un nouvel écho. À ses yeux, le véganisme pose
un double problème : il signe « un retour à l’ordre moral »
en témoignant d’une « méconnaissance persistante de l’ani-
mal ». À force de compassion, l’animal y est vu comme
une « peluche », c’est-à-dire une sorte d’humain. Être végane, c’est au fond
rêver de ressembler aux plantes, les seuls être vivants à ne pas en tuer
d’autres pour se nourrir... ce qui pourtant n’empêche pas de les manger
sans se poser de question sur la sensibilité végétale! Cette confusion des
affects et de la connaissance mène, selon Lestel, à des attitudes incohé-
rentes et contre-productives : la disqualification morale de la consom-
mation de viande fait de l’ombre à celle, politique, des désastres
écologiques et des abattoirs industriels, deux combats qui devraient
conduire à des alliances stratégiques avec les « carnivores éthiques ». Mais
d’où vient la méconnaissance à l’origine de tous ces maux? Outre Des-
cartes et sa conception de l’animal-machine, dont nous avons eu peine à
revenir, il y a le « manque d’imagination » pour saisir l’étrangeté de la vie
animale et la singularité de chaque vivant. Le salut réside dans une pensée
qui nous reconnecterait à l’animalité, y compris la nôtre. Manière aussi
de renouer avec une forme d’animisme. S. L.

Une dent


contre les véganes


88 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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