Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

CULTURE


Par
Cédric Enjalbert

I


l couvre 71 % de la planète mais il reste
méconnu. Au muséum national d’His-
toire naturelle, une exposition (conçue
aussi pour les enfants) sonde les profon-
deurs et les mystères de l’océan. Dans ses
eaux, 2 000 nouvelles espèces sont observées
chaque année ; il en resterait entre 1,7 à
2,3 millions à découvrir. Ici, les ténèbres
règnent dès 200 mètres, et la fosse la plus
profonde, à 11 000 mètres, vient d’être explo-
rée. Ces abysses ont nourri l’imagination des
scientifiques, des romanciers et des explora-
teurs, fascinés par l’observation d’animaux
géants. L’existence d’un calmar mesurant
jusqu’à 18 mètres de long et doté d’un œil de
25  centimètres est ainsi mentionnée pour la
première fois en 1545. Mais il n’a été photo-
graphié qu’en 2012 grâce à une technologie
sophistiquée. On croyait le cœlacanthe (pho-
to) disparu depuis 70 millions d’années. Or
ce poisson d’allure préhistorique, qualifié de
« fossile vivant », a été aperçu en 1938, puis très
rarement, au point que sa biologie reste inex-
pliquée. À l’autre bout de l’échelle, les orga-
nismes microscopiques pullulent dans
l’océan : ils représentent plus de 95 % du poids
du matériel vivant dans l’océan. Il y aurait
ainsi 100 millions de fois plus de bactéries
dans l’océan que d’étoiles dans l’Univers.
Rapidement, la démonstration de ces dispro-
portions stupéfiantes creuse un gouffre entre
deux infinis. « Car enfin, écrit Blaise Pascal,
qu’est-ce que l’homme dans la nature? Un néant
à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du rien,
un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné
de comprendre les extrêmes. »

EXPOSITION


OCÉAN. UNE PLONGÉE INSOLITE

Muséum national d’Histoire naturelle.
Grande galerie de l’Évolution (36, rue Geoffroy-
Saint-Hilaire, Paris Ve) / Jusqu’au 5 janvier 2020

Bleu profond


© Loll Willems

; représentation de cœlacanthe sur vélin (1997) © MNHN/Bernard Duhem/T

ony Querrec.

R


aymond avait « une tête toute
ronde, un peu ratatinée. L’œil
malicieux. Gros pif. Un gnome. Un
peu Puck. Puck du Songe d’une nuit
d’été », comme l’écrit Patrick De-
clerck dans Les Naufragés (Terre humaine,
Plon, 2001). Le philosophe et psychanalyste
a suivi pendant plus de quinze ans les clo-
chards de Paris. Raymond était de ces
« pauvres types ahuris d’alcool et de drame », de
ces « grands voyageurs du vide ». Il en brosse
le portrait et retrace son identité dans son
essai magistral : « J’ai voulu pour ces hommes
sans paroles, sans histoires et sans traces, ériger
une sorte de monument. Un mémorial qui leur
ressemble un peu. Tronqué donc. Un rien de
travers. » Emmanuel Meirieu en a tiré une
adaptation théâtrale, ovationnée l’an dernier,
lors de sa création à Lyon. Des cas relatés par
Patrick Declerck, le dramaturge retient donc
celui de Raymond, ce « Puck vieilli » qu’il met
en scène et qu’interprète François Cottrelle.
Dans un décor d’échouage, pieds nus sur un
banc de sable jonché de détritus, avec une

Les voyageurs du vide


épave dans son dos, il prête sa voix à ce nau-
fragé, mort de froid un soir d’octobre 1989.
Raymond incarne ce que le psychanalyste
appelle « la puissance mortifère de l’exclusion ».
Car la clochardisation n’est pas, selon Patrick
Declerck, un simple problème de société. « Le
clochard, écrit-il, est un exclu qui en est venu à
ne plus pouvoir vivre autrement que dans l’exclu-
sion perpétuelle de lui-même. » Par conséquent,
il faut rompre avec le vain fantasme de la
réinsertion ou l’espoir d’un retour à la « nor-
malité » de ces personnes gravement désocia-
lisées. Et d’ajouter : « J’ai aidé à les soigner, je
pense en avoir soulagé plusieurs, je sais n’en avoir
guéri aucun. » Éloquente, la réflexion n’aurait
pas la même ampleur si Patrick Declerck, et
Emmanuel Meirieu avec lui, ne lui confé-
rait un aussi fort accent métaphysique. Ils
montrent bien la fragile communauté de des-
tin qui nous lie tous, à laquelle l’insensée
misère des clochards nous rappelle inces-
samment : « Un jour, notre soleil va mourir, et
on le sait. Moi je pense à ça chaque fois que mon
regard se pose sur une chose : tout périra ».

THÉÂTRE


LES NAUFRAGÉS

D’après Patrick Declerck / Mise en scène d’Emmanuel Meirieu / Avec François
Cottrelle, Stéphane Balmino / Durée : 1h / Théâtre des Bouffes du Nord
(37bis, boulevard de la Chapelle, Paris Xe) du 12/09 au 2/10, puis en tournée en France

90 Philosophie magazine n° 132 SEPTEMBRE 2019

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