Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

© Loll Willems


; représentation de cœlacanthe sur vélin (1997) © MNHN/Bernard Duhem/Tony Querrec.


Idéale Audience-Rosa Filmes-Andergraun Films © Román Yñán

A


lbert Serra éclaire la nuit de
l’homme. En réalisant Liberté, le
cinéaste explore le territoire des
passions et la logique du désir.
Cette fable en costume, économe
en paroles est adaptée d’une pièce de théâtre
sur le désir montée en 2018 à la Volksbühne,
le théâtre berlinois. Elle est tenue par une
unité de lieu, de temps et d’action. Là, dans
l’ob scure clarté d’un sous-bois, par une nuit
où les ululements se confondent avec les gé-
missements, des libertins bannis de la cour
de Louis XVI lâchent la bride de leur imagi-
nation. Directement inspiré de Sade, bien
qu’il soit à peine cité, le film se déploie comme
une projection mentale, qui dévoile l’illimi-
tation du corps et la criminalité de tout désir.
« La cruauté n’est autre chose que l’énergie de
l’homme que la civilisation n’a point encore
corrompue », écrit le Divin Marquis dans La
Philosophie dans le boudoir. Ainsi, réunis en
secret sous une lune suspendue, dans un mer-
veilleux décor de théâtre sauvage emprun-
tant à l’univers de François Boucher, ces
femmes poudrées et ces hommes à perruque
– dont Helmut Berger en duc décati –
s’adonnent aux fantaisies que dicte l’esprit
– saleté, luxure, masochisme et violence com-
pris. Ils fétichisent tout sur ce terrain de

Jouir sans entraves


chasse sexuel, fidèles à rien sinon à cette pen-
sée de Sade : « Ce n’est pas dans la jouissance que
consiste le bonheur, c’est dans le désir, c’est à briser
les freins que l’on oppose à ce désir. » Le réalisa-
teur enregistre ainsi une forme de sidéra-
tion, celles des corps abîmés par la prise de
conscience physique de l’infini. Elle se mani-
feste paradoxalement par une simplicité so-
phistiquée. L’artifice stylise la représentation
des corps et l’expression des envies. Il montre
avec peu d’effets l’étendue des possibles. Ce
faisant, Liberté s’inscrit contre la saturation
du désir, sans cesse suscité et comblé par la
publicité et la consommation. Il remet le fan-
tasme à sa juste place, dans l’ombre et le si-
lence. La lenteur du film, sa mécanique et son
impudeur en éprouveront plus d’un, il reste
qu’Albert Serra s’essaie à représenter l’irrepré-
sentable, l’infinité du désir, la sexualité effré-
née sans la pornographie. Il invente une excen-
trique chimère, née de sa seule imagination.
Elle ne plaira pas à tous? « Eh, qu’importe! Bien
fou est celui qui adopte une façon de penser pour
les autres ! », comme l’écrit Sade dans une lettre
à sa femme, en 1793.

À LIRE
Soudain un bloc d’abîme, Sade / Annie
Le Brun / Folio-Gallimard, 2014 / 352 p. / 9 €

CINÉMA


LIBERTÉ

Réalisé par Albert Serra / Avec Helmut Berger, Marc Susini... /
Interdit aux moins de 16 ans / Durée : 2h12 / En salles le 4 septembre

RÉSERVATIONS 01 44 95 98 21
THEATREDURONDPOINT.FR

18 SEPTEMBRE –
13 OCTOBRE, 20H30

VIE ET


MORT DE


MÈRE


HOLLUNDER


DE ET AVEC JACQUES HADJAJE
MISE EN SCÈNE JEAN BELLORINI

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 91

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