Version Femina N°907 Du 18 Août 2019

(Jacob Rumans) #1

Après un choc traumatique,


il en va de notre survie
Face à la mort d’un enfant, un accident ou un abus sexuel, une autre forme de déni, plus puis-
sante, peut se mettre en place. Il ne s’agit plus alors d’un simple « refus de voir » mais d’un pro-
cessus psychique inconscient, indépendant de la volonté de la personne qui peut aller jusqu’à
transformer la réalité ou remettre en question l’événement « inenvisageable ». « Nous n’avons
parfois pas les ressources pour penser une douleur intolérable, explique Samuel Dock. Quand
nous ne sommes plus que douleur, nous n’avons pas d’autre moyen que de rester focalisé sur
la réalité d’avant. Nous dénions la mort d’un être cher quelques instants pour retarder l’arra-
chement, la dangerosité de l’agresseur pour supporter la coexistence en attendant de pouvoir
s’en aller, l’étendue de la catastrophe pour pouvoir s’en relever. Ce processus permet au psy-
chisme de mobiliser des ressources, de rester dans une forme de retrait pour pouvoir affronter
la réalité de la perte. Qu’il soit partiel ou total, le déni n’est donc pas un signe nécessairement
pathologique ou névrotique. Il traduit en réalité un besoin de temps et d’espace. »

version femina

JAN VAN ZONLIGT/THELICENSINGPROJECT.COM


les objets qu’il avait récupérés. « Quand
je rentrais le soir, je retrouvais mon cadre
et cela me faisait du bien, avoue la jeune
femme. Tout changer d’un coup aurait
été au-dessus de mes forces. » « Le psy-
chisme amortit le choc en deux temps :
un temps pour survivre, un autre pour
surmonter et se reconstruire », note le
psychiatre. Le déni peut aussi se révé-
ler bénéfique pour l’entourage, comme
en témoigne Véro-
nique, maman de Sacha,
10 ans : « Jusqu’à l’âge de
4 ans, même si je savais
que mon fils était diffé-
rent des autres enfants
et que de nombreuses
personnes cherchaient
à m’alerter, je refusais
de considérer qu’il était
“autiste”. Je n’ai pu utiliser
ce mot que l’année dernière. Pendant
longtemps, j’ai parlé de “trouble enva-
hissant du développement”, une expres-
sion suffisamment floue pour les non-
spécialistes... et pour mon fils. C’était
une façon de nous protéger, lui et moi.
Cela ne m’a pas empêchée d’entreprendre
tout ce qu’il fallait pour l’aider : consul-
tations, orientation scolaire... Avec le
recul, je pense que ce déni volontaire
a été positif pour nous deux. Grandir
sans ce diagnostic définitif a permis
à Sacha d’évoluer plus sereinement.
Aujourd’hui, il est suffisamment mûr
pour comprendre le terme “autisme”
et l’accepter, d’autant qu’il a beaucoup
progressé entre-temps. »

Il peut revenir
comme un boomerang
« Il y a des dénis qui peuvent durer toute
une vie, indique le psychiatre. Et je suis
tenté de dire “pourquoi pas” si cette stra-
tégie agit comme une sorte de pare-feu
permettant à la personne de mener à bien
ses projets ou de trouver l’énergie de se
battre, de garder une bonne image d’elle-
même... Attention toutefois, le “bénéfice”
à persister dans le déni peut se payer cher
“ailleurs” : stress, troubles du sommeil,
problèmes relationnels, phobie... Quand
le “problème” est mis sous le tapis, il peut
aussi revenir comme un boomerang des
années plus tard sous une autre forme. »
Nicolas, 62 ans, n’a jamais voulu entendre
parler du suicide de sa mère lorsqu’il avait
15 ans. Pour lui, sa mort liée à une prise
massive de médicaments et d’alcool était
un accident. Ce non-dit lui a permis de
vivre à cent à l’heure, d’enchaîner voyages
et succès professionnels. Mais quand sa
fille adolescente a traversé un épisode
dépressif, il s’est effondré, incapable d’as-
sumer son rôle de soutien. « De l’extérieur,
la personne “en plein déni” semble aller
bien, observe Thierry Del-
court. Avec le temps, l’“abcès
psychique” s’est doucement
résorbé, jusqu’à devenir une
cicatrice à peine perceptible.
Une circonstance peut obliger
à revivre et à traiter le pro-
blème. Il est alors fondamen-
tal de comprendre pourquoi
on y a plongé, de quoi il nous
protège, afin de remonter au
conflit intrapsychique auquel il renvoie. »
Pour nos dénis les plus courants, parler
à un tiers bienveillant peut suffire à nous
ouvrir les yeux. « Parfois, il faut du temps
pour accepter une parole, reconnaît
Samuel Dock. Mais c’est important, sur
le plan symbolique, que les choses soient
exprimées par un ami ou un psy. Même
s’ils ne sont pas entendus sur le moment
ou peuvent même renforcer le déni, les
mots chemineront dans le psychisme de
la personne et elle parviendra sans doute
à s’en emparer... quand ce sera le bon
moment pour elle. »
* Auteur de Quand la crise devient une chance, Eyrolles.
** Auteur avec Marie-France Castarède du Nouveau
Malaise dans la civilisation, Plon.

et psychanalyste, « on ne peut pas être
toujours en prise directe avec ses peurs
les plus profondes, comme l’angoisse
de mort. Le rapport à la réalité, ou
plutôt notre interprétation du réel, ne
peut s’opérer durant un temps qu’avec
une part de méconnaissance. Mécon-
naître à un certain moment pour mieux
connaître : c’est l’histoire de notre vie.
Tout a commencé par la fusion avec
notre mère, protectrice et contenante.
Nous ne savions pas, nouveau-né, que
nous pouvions exister sans elle. Cette
étape nous a permis de trouver la sécu-
rité affective dont nous avions besoin
pour nous construire comme un “autre”.
Après la fusion, il a fallu, pour grandir,
accepter notre impossibilité “d’y retour-
ner”, notre condition d’être “fini”, limité,
mortel. Il faut du temps, une vie parfois.
Plus on est fragile, plus on a besoin de se
protéger, en déniant une partie de la réa-
lité, celle qui vient faire écho à la perte
et menace notre cohésion narcissique ».

Avancer malgré tout
Bien que confronté à un grand malheur,
on doit en effet continuer à vivre. « Faire
semblant » est la moins mauvaise solu-
tion que nous ayons trouvée pour tenir
debout. « Pour ne pas avoir peur d’avan-
cer, il nous faut partiellement oublier
que nous sommes au bord du précipice,
confirme le Dr Delcourt. Ce déni “par-
tiel” relève d’un choix plus ou moins
délibéré. » Après le départ de son mari,
Aline a commencé par remplacer à
l’identique dans chacune des pièces tous

« On ne peut
pas être tou-
jours en prise
directe avec ses
peurs les plus
profondes. »
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