Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

12 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


SAMEDI 31 AOÛT 2019

0123


L’avenir assombri du nucléaire français


Le projet Astrid de réacteur à neutrons rapides est en passe d’être abandonné par le Commissariat à l’énergie atomique


C


e devait être la pro­
chaine étape du déve­
loppement de la filière
nucléaire française, celle
qui lui permettrait de se projeter
dans l’avenir, mais qui risque fort
de ne jamais voir le jour. Selon nos
informations, le projet de réac­
teur à neutrons rapides (RNR) As­
trid est en train d’être abandonné
par le Commissariat à l’énergie
atomique et aux énergies alterna­
tives (CEA), qui en est pourtant à
l’origine.
Quelques études de conception
encore en cours vont se poursui­
vre cette année pour terminer
l’avant­projet, mais elles auront
tôt fait d’échouer dans des car­
tons, sur une étagère. En effet, la
cellule de vingt­cinq personnes
qui coordonnait le programme a
été fermée au printemps. Inter­
rogé par Le Monde, le CEA recon­
naît que « le projet de construction
d’un réacteur prototype n’est pas
prévu à court ou moyen terme ». Il
envisage plutôt de s’en occuper
« dans la deuxième moitié du siè­
cle ». « Astrid, c’est mort. On n’y
consacre plus de moyens ni d’éner­
gie », résume une source interne à
l’organisme, où ce choix a provo­
qué inquiétudes et tensions.
« On a vu des projets préparatoi­
res s’arrêter au fur et à mesure, et
on a bien vu que le financement du
prototype n’apparaissait plus
dans les budgets », souligne Didier
Guillaume, délégué syndical cen­
tral CFDT au CEA. D’après la Cour
des comptes, près de 738 millions
d’euros ont été investis dans ce
plan à fin 2017, dont près de
500 millions proviennent du
grand emprunt du Programme
d’investissements d’avenir.

Absence d’appui politique
Astrid, acronyme de l’anglais Ad­
vanced Sodium Technological
Reactor for Industrial Demonstra­
tion, est un projet de prototype de
réacteur rapide refroidi au so­
dium, qui devait être construit sur
le site nucléaire de Marcoule, dans
le Gard. L’objectif de cette nou­
velle génération est d’utiliser
l’uranium appauvri et le pluto­
nium comme combustibles,
autrement dit de réutiliser les
matières radioactives issues de la
production d’électricité du parc
nucléaire actuel et en grande par­
tie stockées sur le site de la Hague
(Manche), exploité par Orano (ex­
Areva). Astrid était censé, non seu­
lement transformer en combusti­
ble des matières aujourd’hui inu­
tilisées, mais aussi réduire de ma­
nière importante la quantité de
déchets nucléaires à vie longue.
Le réacteur Superphénix de
Creys­Malville, dans l’Isère, fermé

en 1997 sur décision du gouverne­
ment Jospin, s’appuyait déjà sur
ce concept. Jacques Chirac, puis
Nicolas Sarkozy et François Hol­
lande ont encouragé la recherche
sur ce nouveau prototype de réac­
teur, avec l’espoir qu’il fasse faire
un saut technologique à la filière
hexagonale et qu’il réponde en
partie à l’épineuse question de la
gestion des déchets nucléaires. « Il
y a, dans ces projets, un concept de
fermeture complète du cycle nu­
cléaire, de réutilisation des matiè­
res », explique Valérie Faudon, dé­
léguée générale de la Société fran­
çaise d’énergie nucléaire.
La France n’est pas le seul pays à
travailler sur le sujet. Astrid avait
intégré une forte participation
japonaise, mais disposait d’une
avancée technologique reconnue.
La Russie, la Chine, l’Inde et les
Etats­Unis progressent aussi à
grands pas dans ce domaine. Le
milliardaire Bill Gates a investi
dans TerraPower, une start­up qui
développe un réacteur selon un
modèle proche de celui d’Astrid.
Depuis des mois, l’avenir du pro­
jet était en suspens et les signaux

négatifs se multipliaient. En 2018,
le CEA avait déjà dû accepter de
travailler sur un réacteur trois fois
moins puissant que ce qui avait
été envisagé. De surcroît, les déra­
pages de coûts sur un autre projet,
le réacteur Jules Horowitz, passé
de 500 millions à 2,5 milliards
d’euros, ont contraint le CEA à se
serrer la ceinture.
Parmi les projets menacés, As­
trid faisait figure de coupable
idéal : le prix de l’uranium est rela­
tivement bas, et les ressources
sont abondantes. Dès lors, pour­
quoi investir dans un projet chif­
fré entre 5 et 10 milliards d’euros,
s’il est simple et peu coûteux de se
procurer de l’uranium? Au CEA,
on évoque par ailleurs le peu d’em­
pressement de la part des grands
acteurs de la filière nucléaire fran­
çaise, Orano et EDF. « EDF n’a pas
les moyens d’investir et n’a pas vrai­
ment soutenu le projet », grince
une source au sein du CEA.
Le projet a en outre pâti d’une
absence d’appui politique, qui
transparaissait au mois de février
dans le document de présenta­
tion de la programmation plu­

riannuelle de l’énergie (PPE), la­
quelle fixe la feuille de route de la
France en la matière pour la dé­
cennie à venir.
« Au moins jusqu’à la deuxième
moitié du XXIe siècle, le besoin
d’un démonstrateur et le déploie­
ment de RNR ne sont pas utiles »,
soulignait le document. La solu­
tion alternative proposée est de
travailler sur le multirecyclage
du MOX, ce combustible issu du
recyclage de l’uranium déjà uti­
lisé dans les centrales. Mais, là
aussi, il s’agit d’une démarche de
long terme.

Débat sur la gestion des déchets
Cet abandon en catimini soulève
deux questions capitales pour
l’avenir de la filière nucléaire
hexagonale. La première est celle
des quantités importantes d’ura­
nium appauvri et de plutonium
dont dispose le pays. Jusqu’à
présent, elles sont considérées
comme des « matières radioacti­
ves », puisqu’elles pourraient en
théorie être réutilisées dans un
réacteur à neutrons rapides. Mais
si cette filière était abandonnée,

ces matières risqueraient de ren­
trer dans la catégorie des « dé­
chets », pour lesquels aucune
solution n’est prévue. Plus en­
core, pour le groupe Orano, spé­
cialisé dans le recyclage des com­
bustibles usés, ils représentent
une manne économique poten­
tielle qui perdrait toute valeur.
Cette question est d’une actua­
lité brûlante, alors que se tient en
ce moment un débat national sur
le Plan national de gestion des
matières et déchets radioactifs.
Cette discussion publique vise à
proposer une stratégie sur le su­
jet. Les antinucléaires, hostiles à
la quatrième génération de réac­

L’EPR de Flamanville, chantier cauchemardesque pour EDF


Le réacteur normand, qui devait être lancé en 2012, ne démarrera pas avant la fin de 2022, en raison de soudures défectueuses sur le site


C’


est le chantier maudit
pour EDF. Amorcé
en 2007, le réacteur EPR
de troisième génération devait
initialement être connecté au ré­
seau électrique en 2012, et coûter
environ 3,5 milliards d’euros. En
pratique, il ne démarrera pas
avant fin 2022, au plus tôt, et la
facture s’élèvera à plus de 11 mil­
liards d’euros. Un montant sus­
ceptible d’être encore révisé à la
hausse en fonction des travaux
qui restent à effectuer.
En 2018, EDF se montrait con­
fiant et escomptait une mise en
service en 2020, mais la question
des soudures a bouleversé les am­
bitions de l’électricien. Huit sou­
dures difficiles d’accès, qui traver­
sent l’enceinte en béton du bâti­
ment réacteur, doivent être répa­

rées pour obtenir l’aval de
l’Autorité de sûreté nucléaire
(ASN), laquelle juge qu’elles ne cor­
respondent pas au niveau d’exi­
gence présenté par EDF à l’origine.
Après une période d’échanges
avec l’ASN au cours du premier se­
mestre, EDF n’est pas parvenu à
convaincre le « gendarme » du nu­
cléaire qu’il pourrait effectuer les
travaux nécessaires après le dé­
marrage du réacteur. « Le temps
qu’il faudra pour préparer, effec­
tuer et tester la réparation, faire
valider par l’ASN ce que nous avons
fait et ensuite remettre l’installa­
tion en situation d’être de nouveau
testée et préparée pour une mise
en service... Cela nous amène dans
des délais de plus de trois ans », a
expliqué en juillet le PDG du
groupe, Jean­Bernard Lévy.

EDF étudie plusieurs manières
de réparer ces soudures, et le
chantier pourrait être encore plus
long selon la méthode retenue.
Lors d’une audition devant des
parlementaires, mi­juillet, le di­
recteur des projets nouveau nu­
cléaire chez EDF, Xavier Ursat, a
mentionné le fait que le groupe
étudiait trois schémas d’action.

Courroux face aux choix de l’ASN
« Ce n’est qu’une fois tout ça fait
qu’on choisira le scénario, et ce
n’est qu’alors qu’on communi­
quera sur le planning et le coût,
donc probablement pas avant plu­
sieurs mois », a­t­il déclaré, avant
d’ajouter : « En refaisant les sou­
dures, il faut être sûr de deux cho­
ses : garantir le résultat final
comme étant correct et ne pas gé­

nérer d’autres risques pour l’ins­
tallation. »
Première option : EDF pourrait
extraire tout ou partie des tuyaux
concernés du bâtiment pour ef­
fectuer les réparations. Toutefois,
cela implique de démonter beau­
coup d’éléments de la structure.
C’est l’hypothèse la plus réaliste, a
affirmé M. Ursat. La deuxième so­
lution serait de faire intervenir
des soudeurs à l’intérieur de l’en­
ceinte, dans un espace confiné.
Enfin, un troisième scénario
consisterait à envoyer un robot
inséré dans la tuyauterie.
Le président de l’ASN, Bernard
Doroszczuk, également entendu
par les parlementaires, a déploré
l’attitude d’EDF dans ce dossier,
estimant que le groupe avait cher­
ché à « se justifier techniquement

(...) plutôt que de réaliser la répara­
tion de ces équipements ». En
privé, les hiérarques du groupe
n’ont pas dissimulé leur courroux
face aux choix de l’ASN. « Elle ne
gère plus la sûreté, elle gère des
procédures », pestait, il y a peu, un
cadre dirigeant excédé.
Il faut dire que l’enjeu dépasse
largement les huit soudures évo­
quées. En effet, l’EPR de Flaman­
ville est le premier réacteur de
troisième génération sur le sol
français et son démarrage devait
être, pour EDF, synonyme de la re­
naissance de la filière nucléaire.
Plus encore, le gouvernement a
assuré à plusieurs reprises qu’il
ne prendrait sa décision sur la
construction de nouveaux réac­
teurs qu’après le démarrage du
réacteur normand.

A ce stade, ce sont tous les ac­
teurs et sous­traitants du nu­
cléaire qui sont suspendus à la
mise en service de Flamanville. Or,
selon la Société française d’éner­
gie nucléaire (SFEN), la décision de
construire de nouveaux réacteurs
doit impérativement être prise
en 2021 pour avoir des premiers
EPR en fonctionnement autour de
2035, afin de pouvoir prendre à
temps le relais du parc actuel.
L’activité des entreprises de la
filière pourrait en pâtir lourde­
ment : d’après une étude du Bos­
ton Consulting Group, réalisée
pour le compte de la SFEN et pu­
bliée en avril, 58 % des acteurs du
secteur vont réduire leurs effec­
tifs si aucune décision n’est prise
dans les trois ans.
na. w.

D’après la Cour
des comptes,
près de
738 millions
d’euros ont été
investis dans ce
plan à fin 2017

teurs, réclament depuis des an­
nées que l’uranium appauvri et le
plutonium soient considérés
comme des déchets. L’Autorité de
sûreté nucléaire se montre aussi
très vigilante à ce propos.
Le renoncement à Astrid pose
aussi un problème plus fonda­
mental pour la filière. La troi­
sième génération, celle de l’EPR,
n’a pas encore réellement vu le
jour, embourbée dans le chantier
cauchemardesque de Flamanville
(Manche). Le réacteur ne devrait
pas être mis sur le réseau avant
fin 2022, au mieux.
EDF espère encore convaincre
le gouvernement de la nécessité
de lancer rapidement un plan de
construction d’un autre réacteur
EPR, mais rien n’est acquis, et
l’approche de la prochaine élec­
tion présidentielle (en avril 2022)
risque de compliquer le débat.
Sans garantie sur la troisième
génération de réacteurs, et sans
recherches sur la quatrième, le
nucléaire français pourrait voir
son avenir s’assombrir encore un
peu plus.
nabil wakim
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