Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

0123
SAMEDI 31 AOÛT 2019 idées| 25


P


our sa troisième rentrée en tant que ministre de
l’éducation, Jean­Michel Blanquer dispose
toujours, malgré quelques turbulences durant
l’année écoulée, d’un confortable capital d’image.
Un discours critique envers sa politique s’est néanmoins
affirmé, dont plusieurs livres qui viennent de paraître
sont l’illustration. A cet égard, un des plus consistants est
signé par Philippe Champy, qui évoque rien de moins
qu’une « nouvelle guerre scolaire ».
Le point de départ de cet auteur est la situation des
éditeurs scolaires, métier qu’il a exercé pendant vingt ans
à la tête des éditions Retz, spécialisées dans l’enseigne­
ment primaire. Contre toute tentative, qu’il perçoit
aujourd’hui, de contrôle indirect ou de labellisation des
manuels scolaires par le ministère, il plaide pour le plura­
lisme des offres, donc pour le maintien d’une « triple
liberté » remontant à Jules Ferry : celle, pour les éditeurs,
de produire en conformité avec les programmes mais en
les interprétant ; celle, pour les enseignants, de faire leur
choix dans cette production ; celle enfin, pour ces
derniers, d’utiliser ou non les manuels, à leur gré.
Autant de conditions pour que les éditeurs scolaires ne
deviennent pas de simples prestataires, voués à diffuser
la doctrine ministérielle du moment. Car dans la suite de
son livre, il inscrit ce combat dans l’opposition à un
« agenda de reprise en main des professeurs », dont il juge
la liberté pédagogique aujourd’hui menacée par une
« technocratie sous hypnose numérique ». Prétendant
« tout capter », celle­ci s’installe en phase avec la formida­
ble montée en puissance, sous l’égide de Jean­Michel
Blanquer, des sciences cognitives et des neurosciences,
qui tendent à se muer en une « orthodoxie figée » aboutis­
sant à « nier l’expertise professorale ». « Neuros » et « tech­
nos », explique­t­il, se conjuguent pour
organiser le « grand reformatage » de l’édu­
cation nationale.
Cette analyse converge avec celle de l’his­
torienne et professeure de lycée Laurence
De Cock qui, dans Ecole, petit livre incisif,
constate « l’éreintement des enseignants
assommés par la valse des réformes » et
s’insurge à son tour contre « l’instrumenta­
lisation des neurosciences par le pouvoir ».
Celles­ci deviennent à la fois « un substitut
à toute réflexion sur les déterminations so­
ciales » et une façon de déposséder les en­
seignants de « toute possibilité d’expertise
pédagogique ». Alors que le ministre justi­
fie sa quête d’efficacité par le souci du « so­
cial », Laurence De Cock juge, à l’inverse,
que les principaux bénéficiaires de ses ré­
formes seront les familles les plus favori­
sées, capables de compenser les « métho­
des de gavage » par l’ouverture culturelle et
artistique. « Le constat, estime­t­elle, est
sans appel, nous entrons désormais dans
l’ère de la contre­démocratisation scolaire. »

« Maintien des inégalités scolaires »
Examinant aussi le succès croissant,
depuis les années 1980, des critiques du
« pédagogisme », elle se garde de les situer
exclusivement à droite. Tout en les contes­
tant, elle appelle à les prendre en considé­
ration pour rester sur une « ligne de crête »
n’oubliant ni la transmission des savoirs ni
le rôle de socialisation de l’école. Elle
appelle également, sans jeter la pierre aux
parents qui y recourent, à ne pas négliger
la récupération des pédagogies dites « al­
ternatives » par l’idéologie néolibérale.
Une idéologie du « quand on veut on
peut » qui fonctionne comme « le cache­
sexe du maintien des inégalités scolaires ».
Changement de ton et de style, mais pas
forcément de décor : sous le titre trompeur
Ils ont tué l’école, qui fait d’abord croire à
un énième pamphlet « antipédago »,
Marion Armengod, journaliste indépen­
dante et ancienne animatrice sur Radio
Nova, livre son témoignage d’un an d’en­
seignement dans des écoles de l’académie
de Créteil, en tant que contractuelle. Les
seules conditions de son recrutement
effraient : une lettre de motivation, la
copie d’un diplôme de master, un extrait
de casier judiciaire vierge, et l’affaire est
conclue. Zéro formation. Dans l’ensemble,
elle parvient néanmoins à faire face et à se
forger sur le tas un début de compétence.
D’une école à l’autre, où elle enseigne à
tous les niveaux de la petite section de
maternelle au CM2, elle est confrontée aux
errements d’une administration désarmée et à l’épuise­
ment professionnel de ses collègues titulaires, parfois
exemplaires, parfois défaillants. Mais, surtout, elle prend
en pleine figure une détresse sociale – la pire « tueuse » de
l’école dans son récit – dont elle n’aurait pu soupçonner
l’intensité. Son récit sans hargne, au ras du quotidien,
alterne situations désespérantes, moments brièvement
rassurants, éclairs de tendresse et anecdotes poignantes.
Dans de telles conditions, demande­t­elle, « comment
parler d’égalité des chances » ?
luc cédelle

« NOMBRE 


D’ÉCONOMISTES


N’EN FINISSENT PAS


DE POUSSER DES CRIS 


D’ORFRAIE DANS 


L’ATTENTE D’UN KRACH 


FINANCIER INÉLUCTABLE. 


CATASTROPHISME


OU NON, L’IMPLOSION


DE LA BULLE MONÉTAIRE 


EST DANS L’ORDRE


DES CHOSES »


l’absence d’authenticité vécue à laquelle le
condamne l’aliénation du mensonge lucratif.
Le souci de surenchère, de plus­value m’est
étranger. Je ne suis ni chef, ni gestionnaire
d’un groupe, ni gourou, ni maître à penser. Je
sème mes idées sans me préoccuper du sol
fertile ou stérile où elles tomberont. En l’oc­
currence, j’ai tout simplement lieu de me ré­
jouir de l’apparition d’un mouvement qui
n’est pas populiste – comme le souhaite­
raient les fauteurs d’un chaos propice aux
magouilles –, mais qui est un mouvement
populaire, décrétant dès le départ qu’il refuse
les chefs et les représentants autoproclamés.
Voilà qui me rassure et me conforte dans la
conviction que mon bonheur personnel est
inséparable du bonheur de tous et de toutes.

Pourquoi un face­à­face stérile entre
« gauchisme paramilitaire » et « hordes
policières » s’est­il instauré, notamment
depuis les manifestations contre la loi
travail? Et comment en sortir?
Les technocrates s’obstinent avec un tel
cynisme à tourmenter le peuple comme une
bête prise au piège de leur impuissance arro­
gante, qu’il faut s’étonner de la modération
dont fait preuve la colère populaire. Le black
bloc est l’expression d’une colère que la ré­
pression policière a pour mission d’attiser.
C’est une colère aveugle dont les mécanis­
mes du profit mondial ont aisément raison.
Briser des symboles n’est pas briser le sys­
tème. Pire qu’une sottise, c’est un assouvis­
sement hâtif, peu satisfaisant, frustrant, c’est
le dévoiement d’une énergie qui serait
mieux venue dans l’indispensable construc­
tion de communes autogérées. Je ne suis so­
lidaire d’aucun mouvement paramilitaire et
je souhaite que le mouvement des « gilets
jaunes » en particulier, et de la subversion
populaire en général, ne se laisse pas entraî­
ner par une colère aveugle où s’enliseraient
la générosité du vivant et sa conscience hu­
maine. Je mise sur l’expansion du droit au
bonheur, je mise sur un « pacifisme insur­
rectionnel » qui ferait de la vie une arme ab­
solue, une arme qui ne tue pas.

Le mouvement des « gilets jaunes »
est­il un mouvement révolutionnaire
ou réactionnaire?
Le mouvement des « gilets jaunes » n’est
que l’épiphénomène d’un bouleversement
social qui consacre la ruine de la civilisation
marchande. Il ne fait que commencer. Il est
encore sous le regard hébété des intellec­
tuels, de ces débris d’une culture sclérosée,
qui tinrent si durablement le rôle de
conducteur du peuple et n’en reviennent pas
d’être virés du jour au lendemain. Eh bien le
peuple a décidé de n’avoir d’autre guide que
lui­même. Il va tâtonner, balbutier, errer,
tomber, se relever, mais il a en lui cette lu­
mière du passé, cette aspiration à une vraie
vie et à un monde meilleur que les mouve­
ments d’émancipation, jadis réprimés, pilés,
écrasés ont, dans leur élan brisées, confiées à
notre présent pour les reprendre à la source
et en parachever le cours.

Votre conception de l’insurrection est
à la fois radicale (refus de dialoguer avec
l’Etat, justification du sabotage, etc.)
et mesurée (refus de la lutte armée, de la
colère réduite à la casse, etc.). Quelle est
votre éthique de l’insurrection?
Je ne vois, après la flambée de Mai 68,
d’autres insurrections que l’apparition du
mouvement zapatiste au Chiapas, l’émer­
gence d’une société communaliste au
Rojava et, oui, dans un contexte très diffé­
rent, la naissance et la multiplication de
ZAD, des zones à défendre où la résistance
d’une région à l’implantation de nuisances a
créé une solidarité du vivre­ensemble.
J’ignore ce que signifie une éthique de l’in­
surrection. Nous sommes seulement
confrontés à des expériences pleines de
joies et de fureurs, de développements et de
régressions. Parmi les questionnements,
deux me paraissent indispensables.
Comment empêcher le déferlement des
soudards étatiques dévastant des lieux de
vie où la gratuité s’accorde mal avec le prin­
cipe du profit? Comment éviter qu’une
société, qui prône l’autonomie individuelle
et collective, laisse se reconstituer en son
sein la vieille opposition entre des gens de
pouvoir et une base trop peu confiante en
ses potentialités créatrices?

Ni patriarcat ni matriarcat, dites­vous.
Pourquoi faut­il aller au­delà du

virilisme et du féminisme? Et qu’enten­
dez­vous par l’instauration de la « préé­
minence acratique de la femme »?
Le piège du dualisme, c’est qu’il empêche
le dépassement. Je n’ai pas lutté contre le
patriarcat pour que lui succède un ma­
triarcat, qui est la même chose à l’envers. Il y
a du masculin chez la femme et du féminin
chez l’homme, voilà une gamme assez am­
ple pour que la liberté du désir amoureux y
module à loisir. Ce qui me passionne chez
l’homme et chez la femme, c’est l’être
humain. On ne me fera pas admettre que
l’émancipation de la femme consiste à
accéder à ce qui a rendu le mâle si souvent
méprisable : le pouvoir, l’autorité, la cruauté
guerrière et prédatrice. Une femme minis­
tre, chef d’Etat, flic, affairiste ne vaut guère
mieux que le mâle qui l’a tenue pour
moins que rien.
En revanche, il serait temps de s’aviser
qu’il existe une relation entre l’oppression
de la femme et l’oppression de la nature.
Elles apparaissent l’une et l’autre lors du
passage des civilisations préagraires à la ci­
vilisation agromarchande des Etats­cités. Il
m’a semblé que la société qui s’esquisse
aujourd’hui devait, en raison d’une nouvelle
alliance avec la nature, marquer la fin de
l’antiphysis (de l’antinature) et, partant,
reconnaître à la femme la prépondérance
« acratique », c’est­à­dire sans pouvoir, dont
elle jouissait avant l’instauration du patriar­
cat. J’ai emprunté le mot au courant
libertaire espagnol des acrates.

« La commune révoque le communauta­
risme », écrivez­vous. Qu’est­ce qui vous
permet de penser qu’une fois l’âge de
l’autogestion de la vie advenu, les
problèmes sociaux (rapport de domina­
tion de toutes sortes, misogynie,
identitarisme, etc.) seront résolus?
En quoi l’émergence d’un nouveau style
de vie mettrait à l’abri de l’égoïsme,
du pouvoir et des préjugés?
Rien n’est jamais acquis, mais la cons­
cience humaine est un puissant moteur de
changement. Lors d’une conversation avec
le « sous­commandant insurgé » Moises,
dans la base zapatiste de La Realidad, au
Chiapas, celui­ci expliquait : « Les Mayas ont
toujours été misogynes. La femme était un
être inférieur. Pour changer cela, nous avons
dû insister pour que les femmes acceptent
d’exercer un mandat dans la “junte de bon
gouvernement”, où sont débattues les déci­
sions des assemblées. Aujourd’hui, leur pré­
sence est très importante, elles le savent et il
ne viendrait plus à un homme l’idée de les
traiter de haut. » On a toujours identifié le
progrès au progrès technique qui, de Gilga­
mesh à nos jours, est gigantesque. En revan­
che, si l’on en juge par l’écart entre la popula­
tion des premières cités­Etats et les peuples
aujourd’hui soumis aux lois du profit, le
progrès du sort réservé à l’humain est, tout
aussi incontestablement, infime. Peut­être
le temps est­il venu d’explorer les immenses
potentialités de la vie et de privilégier enfin
le progrès non de l’avoir mais de l’être.

En quoi le zapatisme est­il l’une
des tentatives les plus réussies
de l’autogestion de la vie quotidienne?
Comme le disent les zapatistes : « Nous ne
sommes pas un modèle, nous sommes une
expérience. » Le mouvement zapatiste est né
d’une collectivité paysanne maya. Il n’est pas
exportable, mais il est permis de tirer des le­
çons de la nouvelle société dont il tente de je­
ter les bases. La démocratie directe postule
l’offre de mandataires qui, passionnés par un
domaine particulier, proposent de mettre
leur savoir à la disposition de la collectivité.
Ils sont délégués, pour un temps limité, à la
« junte de bon gouvernement » où ils ren­
dent compte aux assemblées du résultat de
leurs démarches. La mise en commun des
terres a eu raison des conflits, souvent san­
glants, qui mettaient aux prises les proprié­
taires de parcelle. L’interdiction de la drogue
dissuade l’intrusion des narcotrafiquants,
dont les atrocités accablent une grande par­
tie du Mexique. Les femmes ont obtenu l’in­
terdiction de l’alcool, qui risquait de raviver
les violences machistes dont elles furent
longtemps victimes. L’université de la Terre
de San Cristobal dispense un enseignement
gratuit des métiers les plus divers. Aucun di­
plôme n’est délivré. Les seules exigences
sont le désir d’apprendre et l’envie de propa­
ger partout son savoir. Il y a là une simplicité
capable d’éradiquer la complexité bureau­

cratique et la rhétorique abstraite qui nous
arrachent à nous­mêmes à longueur d’exis­
tence. La conscience humaine est une expé­
rience en cours.

Le climat se réchauffe, la biodiversité
s’érode, et l’Amazonie brûle. La lutte
contre la dévastation de la nature qui
mobilise une partie de la population
mondiale et de sa jeunesse peut­elle être
un des leviers de « l’insurrection
pacifiste » que vous prônez?
L’incendie de la forêt amazonienne fait
partie du vaste programme de désertifica­
tion que la rapacité capitaliste impose aux
Etats du monde entier. Il est pour le moins
dérisoire d’adresser des doléances à ces Etats
qui n’hésitent pas à dévaster leurs propres
territoires nationaux au nom de la priorité
accordée au profit. Partout les
gouvernements déforestent, étouffent les
océans sous le plastique, empoisonnent dé­
libérément la nourriture. Gaz de schiste,
ponctions pétrolières et aurifères, enfouisse­
ment de déchets nucléaires ne sont qu’un
détail au regard de la dégradation climatique
qu’accélère chaque jour la production de
nuisances par des entreprises qui sont près
de chez nous, à portée de main du peuple
qui en est victime. Les gouvernants obéis­
sent aux lois de Monsanto et accusent d’illé­
galité un maire qui interdit les pesticides sur
le territoire de sa commune. On lui impute le
crime de préserver la santé des habitants.
Voilà où le combat se situe, à la base de la so­
ciété, là où la volonté d’un mieux­vivre jaillit
de la précarité des existences.
Dans ce combat, le pacifisme n’est pas de
mise. Je veux lever ici toute ambiguïté. Le
pacifisme risque de n’être qu’une pacifica­
tion, un humanitarisme prônant le retour à
la niche des résignés. Par ailleurs, rien n’est
moins pacifique qu’une insurrection, mais
rien n’est plus odieux que ces guerres
menées par le gauchisme paramilitaire,
dont les chefs s’empressent d’imposer leur
pouvoir au peuple qu’ils se vantaient
d’affranchir. Pacifisme sacrificiel et inter­
vention armée sont les deux termes d’une
contradiction à dépasser. La conscience
humaine aura progressé de façon apprécia­
ble lorsque les tenants du pacifisme bêlant
auront compris qu’ils donnent à l’Etat le
droit de matraque et de mensonge chaque
fois qu’ils se prêtent au rituel des élections
et vont choisir, selon les libertés de la démo­
cratie totalitaire, des représentants qui ne
représentent qu’eux­mêmes, plébiscitant
des intérêts publics qui deviendront des
intérêts privés.
Quant aux tenants d’une colère venge­
resse, on peut espérer que, lassés des jeux de
rôle mis en scène par les médias, ils appren­
nent et s’emploient à porter le fer à l’endroit
où les coups atteignent vraiment le
système : le profit, la rentabilité, le porte­
feuille. Propager la gratuité est l’aspiration la
plus naturelle de la vie et de la conscience
humaine dont elle nous a accordé le privi­
lège. L’entraide et la solidarité festive dont
fait montre l’insurrection de la vie quoti­
dienne sont une arme dont aucune arme
qui tue ne viendra à bout. Ne jamais détruire
un homme et ne jamais cesser de détruire ce
qui le déshumanise. Anéantir ce qui prétend
nous faire payer le droit imprescriptible au
bonheur. Utopie? Tournez la question
comme vous voulez. Nous n’avons d’autre
alternative que d’oser l’impossible ou de
ramper comme des larves sous le talon de
fer qui nous écrase.
propos recueillis par nicolas truong

LE LIVRE


LES « NEUROS »


ET LES « TECHNOS »


DIRIGENT L’ÉCOLE


VERS  UNE  NOUVELLE 
GUERRE  SCOLAIRE
de Philippe Champy
La Découverte, 320
pages, 20 euros

ÉCOLE
de Laurence De Cock
éditions Anamosa,
collection « Le mot est
faible », 80 pages,
9 euros

ILS  ONT  TUÉ  L’ÉCOLE
de Marion Armengod
Seuil, 176 pages,
17 euros
Free download pdf