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SAMEDI 31 AOÛT 2019 international| 3
En Russie, les leaders de la contestation opprimés par la justice
Alors que de nouvelles manifestations sont annoncées à l’approche des élections locales, les procédures judiciaires se multiplient
moscou correspondance
D
errière le sourire se mê
lent détermination et
scepticisme. Un mois
après son arrestation pour avoir
appelé à une manifestation inter
dite, Alexeï Navalny a affiché sa
joie de retrouver la liberté. Le
23 juillet, le chef de file de l’oppo
sition au Kremlin de Vladimir
Poutine avait été incarcéré, con
damné dès le lendemain à trente
jours de prison pour « infractions
aux règles d’organisation des ma
nifestations ».
Le 23 août, il a été libéré, mais a
vite prédit de nouvelles manifes
tations et arrestations. « Menson
ges et fraude ne suffisent plus aux
autorités. Il ne leur suffit plus d’ex
clure des candidats d’une élec
tion. Ils veulent délibérément ar
rêter des dizaines de personnes et
en frapper des centaines », a dé
claré Alexeï Navalny à sa sortie
de prison.
Prudent afin d’éviter sans doute
une nouvelle arrestation, l’avocat
anticorruption et antiKremlin
s’est gardé d’appeler personnelle
ment à manifester ce samedi
31 août. Mais son équipe et une
partie de l’opposition prévoient
une nouvelle marche, non autori
meneurs ont passé le reste de
l’été derrière les barreaux, con
damnés à des peines administra
tives. Parmi eux : Alexeï Navalny
et plusieurs de ses proches, dont
l’économiste Vladimir Milov.
Vraies-fausses libérations
Si tous deux ont été libérés au
terme de leur condamnation,
d’autres figures de l’opposition
doivent rester plus longtemps en
prison. C’est le cas de Dmitri
Goudkov, dont la peine de trente
jours de réclusion a été prolon
gée de dix jours. Quant à Ilia Ia
chine, il avait été initialement
condamné le 27 juillet à dix jours
mais il a, depuis, cumulé quatre
autres arrestations, après chaque
sortie de prison. « Voilà les amis,
c’est comme ça », atil ironisé
lors d’une de ces vraiesfausses
libérations, avant de remonter
dans le fourgon cellulaire.
C’est pour protester contre ces
incarcérations que Lioubov Sobol,
l’une des juristes d’Alexeï Navalny
devenue l’égérie de la contesta
tion, appelle à manifester ce sa
medi. Contrairement aux autres
leaders du mouvement, tous des
hommes, elle sait qu’elle ne peut
être incarcérée. Car Lioubov Sobol
a une fille de 5 ans et la loi russe
interdit, dans des affaires admi
nistratives, d’arrêter une mère
d’un enfant de moins de 14 ans.
« Aujourd’ hui, au total, au
moins six personnes sont tou
jours en prison avec des peines
administratives, certaines depuis
un mois. D’autres plus récem
ment, pour quelques jours, après
avoir participé à des actions indi
viduelles », a confié au Monde
Alla Frolova, l’une des coordina
trices d’OVDInfo. L’ONG, qui
aide les manifestants arrêtés face
aux méandres de la justice, est
une source fiable pour compta
biliser les arrestations. La loi
russe sur les rassemblements
publics sans autorisation préa
lable permet des actions indivi
duelles, à condition que les pro
testataires et leurs pancartes
soient séparés entre eux de
50 mètres. Mais, ces derniers
jours, des policiers sont interve
nus lorsque les rebelles s’échan
geaient les pancartes, considé
rant ce passage de relais comme
une violation des règles.
« Troubles massifs »
Les dernières incarcérations ad
ministratives sont ainsi interve
nues lorsque des étudiants ont
individuellement manifesté en
soutien à l’un des leurs, Egor
Joukov, 21 ans, visage à lui seul de
la contestation. Il est l’une des
quinze personnes accusées
d’avoir « organisé et mené des
émeutes de masse » lors de la ma
nifestation du 27 juillet. Lui est
poursuivi au pénal. En détention
préventive depuis près d’un
mois, Egor Joukov encourt jus
qu’à huit ans de prison, tout
comme les quatorze autres per
sonnes dans ces enquêtes crimi
nelles. Ils sont a priori loin des
profils visés par la loi sur les
« troubles massifs », émeutiers
brûlant des voitures ou person
nes armées et agressives.
« Ils sont accusés de troubles
massifs ou de violences contre la
police alors qu’ils manifestaient
pacifiquement », s’inquiète Alla
Frolova. Le cas d’Egor Joukov est
devenu d’autant plus emblémati
que que l’étudiant en sciences po
litiques, dont le blog compte plus
de 110 000 abonnés, avait lui
même essayé d’être candidat au
scrutin du 8 septembre. Désor
mais loin des manifestations, il
doit apparaître devant le juge le
27 septembre. Lors d’une des pre
mières audiences, où ses amis
ont bruyamment exprimé leur
soutien, Egor Joukov s’est écrié :
« Je ne sais pas si je serai libre, mais
la Russie le sera forcément. »
nicolas ruisseau
sée par la mairie, pour relancer la
contestation provoquée cet été
par le rejet de candidats libéraux à
l’élection de l’assemblée de Mos
cou, le 8 septembre. Un scrutin
local devenu affaire nationale.
Aux slogans exigeant des
« élections libres » contre les ex
clusions de candidatures pour
cause de prétendues infractions
lors de la collecte des signatures
de soutien se sont ajoutées
d’autres revendications, notam
ment la libération des manifes
tants. Les premiers rassemble
ments, en juillet, se sont conclus
par des violences policières, avec
jusqu’à 1 400 arrestations en un
seul jour et, au total, plus de
3 000. La plupart des personnes
ont été relâchées au bout de
quelques heures. Mais plusieurs
LE CONTEXTE
ACCÉLÉRATION
Les négociateurs européens
et britanniques pourraient
se réunir deux fois par semaine,
en septembre, pour tenter
de s’entendre sur les conditions
du divorce entre le Royaume-Uni
et l’Union européenne (UE),
prévu pour le 31 octobre,
a annoncé, jeudi 29 août,
le ministère britannique
chargé du Brexit.
« BACKSTOP »
Le premier ministre britannique,
Boris Johnson, veut supprimer
le « backstop », filet de sécurité
pour garantir l’absence
de frontière physique entre
les deux Irlandes, qui prévoit,
faute de meilleure solution,
que le Royaume-Uni tout entier
reste dans un « territoire
douanier unique » avec l’UE. Mais
M. Johnson s’y montre hostile.
Brexit : défections
et résistance après
le « coup » de force
de Boris Johnson
L’opposition prépare sa contreattaque
législative, malgré un calendrier serré
londres correspondante
B
oris Johnson atil pré
jugé de ses forces, sous
estimé la réaction des
députés, de la rue? Sa dé
cision, brutale, de suspendre le
Parlement britannique pendant
cinq longues semaines, à partir du
9 septembre, suscitait de très for
tes répliques, jeudi 29 août. No
tamment dans les rangs conserva
teurs. Cette « prorogation » excep
tionnellement longue des deux
Chambres (Communes et Lords)
réduit drastiquement la marge de
manœuvre des élus pour débattre
d’un éventuel nouvel accord avec
Bruxelles ou pour s’opposer à un
« no deal » le 31 octobre.
La rumeur courait déjà la veille :
jeudi matin, Ruth Davidson, la
chef de file des conservateurs
écossais, a confirmé sa démis
sion, « pour raisons familiales »
(elle a un enfant en bas âge), mais
aussi à cause « du conflit que j’ai
ressenti concernant le Brexit ».
Mme Davidson était particulière
ment respectée dans le camp con
servateur, celui du premier minis
tre, pour avoir été capable de lui
faire gagner treize sièges écossais
lors des dernières élections géné
rales, limitant la suprématie du
SNP, le parti nationaliste.
Ruth Davidson a pourtant évité
toute critique directe à l’endroit
du premier ministre, jeudi. La
suspension de Westminster?
« Elle laisse encore l’opportunité
aux députés de voter un accord de
divorce avec l’Union euro
péenne. » S’il ramène un accord
de Bruxelles, « pour l’amour de
Dieu, soutenezle », atelle ajouté,
qui avait voté pour le maintien
dans l’UE en 2016. Le départ de
cette figure plutôt centriste a
pourtant été largement inter
prété dans les médias britanni
ques comme une réaction au
coup de Boris Johnson. Elle fragi
lise aussi le camp conservateur à
Edimbourg, rendant encore plus
probable, en cas d’absence d’ac
cord avec l’UE, la convocation
d’un second référendum sur l’in
dépendance écossaise.
L’ancien ministre George Young
a, lui aussi, démissionné de son
poste de whip (« coordinateur »)
du gouvernement à la Chambre
des lords, jeudi, avançant dans un
courrier qu’il se sentait « vrai
ment malheureux du timing, de la
durée de la suspension, et de ses
motivations ». Ces dernières pa
raissaient évidentes : M. Johnson
craint de n’avoir aucune majorité,
ni pour un accord ni pour un non
accord, à la Chambre des commu
nes, et veut limiter au maximum
sa capacité de blocage.
Appel à la résistance
C’est ce qu’a expliqué en filigrane
le secrétaire à la défense, Ben
Wallace, à sa collègue Florence
Parly, lors d’un sommet des
ministres informel à Helsinki,
oubliant la présence des camé
ras. Le 10 Downing Street s’est
empressé de corriger le tir dans
la journée, assurant que ce mem
bre du gouvernement s’était
« mal exprimé ».
Sans pour autant aller jusqu’à
rendre leur tablier, d’autres figu
res importantes du Parti conser
vateur ont continué, après Philip
Hammond ou Dominic Grieve la
veille, à se désolidariser de la déci
sion gouvernementale. David
Gauke, exsecrétaire d’Etat à la
justice, par exemple : le gouverne
ment « n’a pas de mandat pour un
“no deal”. Ce n’est pas ce pour quoi
nous avons fait campagne
en 2016 ». Comme d’autres, il a
appelé à la résistance, insistant
sur l’urgence, car « la semaine pro
chaine constitue la seule possibi
lité pour nous de réagir », les élus
rentrant de leur pause estivale le
3 septembre, avant d’être ren
voyés chez eux une semaine plus
tard par M. Johnson.
Richard Harrington, un autre
ancien ministre tory, s’est aussi
dit prêt à « tout » pour éviter un
« no deal ». Tout comme le Gallois
Guto Bebb, exministre de la dé
fense, qui avait déjà laissé enten
dre il y a quelques jours qu’il
pourrait même participer à un
vote de confiance contre M. John
son. Irontils jusqu’à rallier offi
ciellement l’« alliance du no deal »
constituée des travaillistes, des
libdem, des Verts ou des nationa
listes écossais?
Jeremy Corbyn, chef de file des
travaillistes, a confirmé que le
Parlement allait « légiférer » très
rapidement, « nous allons essayer
de bloquer politiquement » M. Jo
hnson. Le scénario jugé le plus
probable, jeudi, dans les médias
britanniques, restait la prise de
contrôle par les élus de l’ordre du
jour législatif de la Chambre des
communes. Les anti« no deal »
pourraient, dès le 3 septembre,
soumettre une demande de dé
bat d’urgence suivie d’un vote
auprès de John Bercow, le prési
dent de la Chambre des commu
nes. Ce dernier a qualifié
« d’outrage constitutionnel » la dé
cision de M. Johnson.
« Décision dictatoriale »
« Il ne faut pas sousestimer la
difficulté [de la manœuvre], le ca
lendrier est extrêmement serré »
pour une contreattaque législa
tive, a néanmoins souligné John
McDonnell. Le « shadow » chan
celier de l’échiquier s’exprimait,
dans le quartier de Westminster,
devant un parterre de militants
travaillistes très remontés, jeudi
matin. Ils ont beaucoup applaudi
son attaque contre « la décision
dictatoriale » du premier minis
tre. « Ne sousestimez pas non
plus ce dont Boris Johnson est ca
pable », les a aussi prévenus le res
ponsable politique.
La rue prendratelle le relais
pour soutenir les députés contre
le gouvernement, Boris Johnson
jouant, à fond, mais à l’envers, la
partition du peuple contre les
élus? Jeudi, des rassemblements
spontanés ont de nouveau eu lieu
un peu partout au RoyaumeUni.
Un appel à des manifestations
massives a été lancé pour samedi
31 août. Le mouvement Momen
tum, proche de Jeremy Corbyn,
lançait même des appels à la « dé
sobéissance civile ». « Cela va peut
être signifier des ponts coupés à la
circulation, une marche sur Buc
kingham Palace... Il y aura des per
turbations et je m’en excuse
d’avance, mais ça en vaut la peine,
vu ce que Boris [Johnson] a dé
cidé », expliquait sur les réseaux
sociaux Michael Chessum, l’un
des piliers du mouvement.
cécile ducourtieux
La chef de file des conservateurs écossais, Ruth Davidson, à l’annonce de sa démission, à Edimbourg, le 29 août. JANE BARLOW/AP
« Ne sous-estimez
pas ce dont
Boris Johnson
est capable »
JOHN MCDONNELL
chancelier
de l’Echiquier
du cabinet fantôme
Le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov
pourrait être prochainement libéré
Le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, emprisonné en Russie de-
puis 2014, et condamné à vingt ans de prison pour « terrorisme »
après s’être opposé à l’annexion de la Crimée, pourrait être pro-
chainement libéré, a suggéré, jeudi 29 août, l’agence de presse
russe Interfax, en s’appuyant sur son transfert depuis son camp
du Grand Nord russe. « Oleg Sentsov est à Lefortovo », l’une des
prisons moscovites, a affirmé pour sa part un député ukrainien,
Akhtiom Tchiïgoz, en estimant qu’un échange de prisonniers
pourrait avoir lieu vendredi. « Un processus d’échanges de prison-
niers est en cours », mais il n’est pas « achevé », a simplement af-
firmé la présidence ukrainienne vendredi matin.
Prudent afin
d’éviter une
arrestation, Alexeï
Navalny s’est gardé
d’appeler lui-même
à manifester
samedi